« L’Afrique d’abord »: le passé colonialiste de François Mitterrand

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Thomas Deltombe démontre dans « L’Afrique d’abord ! » que François Mitterrand n’a jamais été anticolonialiste comme il l’a prétendu, explique Fabrice Riceputi dans « Histoire coloniale et post coloniale »
François Mitterrand et Félix Houphouët-Boigny à Abidjan, sans date (vraisemblablement le 8 mars 1957)

 

On doit déjà à Thomas Deltombe, éditeur et chercheur indépendant, deux ouvrages collectifs de référence sur l’histoire coloniale et postcoloniale africaine de la France (Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971) (La Découverte, 2011) et L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (Seuil, 2021)). Avec L’Afrique d’abord ! Quand François Mitterrand voulait sauver l’Empire français, publié en août 2024 à La Découverte, c’est à une coriace légende mitterrandienne que s’attaque cette fois cet excellent connaisseur du colonialisme français en Afrique.

Selon cette légende, François Mitterrand fut, dès les années 1950, « un partisan résolu de la décolonisation » – comme le dit encore sa biographie officielle sur le site de l’Élysée. Certes, sa participation active à la « sale guerre » d’Algérie comme ministre de l’Intérieur puis de la Justice dans le gouvernement de Guy Mollet, incluant notamment le refus de gracier des dizaines de condamnés à mort algériens et l’accompagnement de la terreur militaro-policière à Alger en 1957, apparait particulièrement paradoxale dans le parcours de cet « anticolonialiste » présumé. Mais, lit-on chez tous ses biographes, s’agissant de l’Afrique subsaharienne, en « libéral », il aurait œuvré à la fin du colonialisme et c’est même à lui qu’on devrait une décolonisation globalement pacifique dans cette partie de l’Empire français.

Dans ce livre extrêmement bien informé, s’appuyant notamment sur des archives variées et inexploitées jusqu’ici, Thomas Deltombe démontre qu’il s’agit là d’une complète mystification, dont l’artisan fut, à partir des années 1960, François Mitterrand lui-même. Mitterrand fut en réalité dans les années 1950 un partisan constant et acharné du maintien de la présence coloniale française en Afrique. S’il se distingua de la vieille école colonialiste et en réprouva les méthodes de domination excessivement brutales, c’est qu’à ses yeux celles-ci risquaient de faire perdre ses possessions à la France en nourrissant la révolte des colonisés. Il fut l’une des figures de proue d’un « réformisme colonial » en vogue sous la IVe République, qui tenta jusqu’au bout de sauver l’impérialisme français en concédant des miettes pour garder l’essentiel. Et que les nationalistes algériens, révèle au passage Thomas Deltombe, dénoncèrent dès 1953 comme un « néocolonialisme » plus dangereux encore pour les colonisés. Cette position n’excluait en rien, le cas échéant, la répression la plus féroce, comme en Algérie, des « séparatistes », comme on nommait alors les partisans de l’indépendance, exécrés et combattus par Mitterrand.

En 1962, sa position était encore fort hésitante sur la décolonisation qui s’achevait officiellement. On le vit par exemple, révèle Thomas Deltombe, servir personnellement de caution à la défense de Raoul Salan, lors du procès du putschiste d’avril 1961 et chef des criminels de l’OAS. Ou encore, en juillet 1962, à la veille de l’Indépendance algérienne, partager une larmoyante nostalgie coloniale avec les partisans de l’Algérie française. C’est dans le cadre de la campagne pour l’élection présidentielle de 1965, alors qu’il lui fallait fédérer la gauche, que Mitterrand commença à s’inventer littéralement le passé anticolonialiste qu’il prétendra avoir été le sien jusqu’à la fin de ses jours.

Comme l’auteur le dit dans un riche entretien paru dans Afrique XXI, le même nationalisme sourcilleux et obsédé par la concurrence anglo-américaine en Afrique qui le fit défendre le colonialisme français dans les années 1950 le conduira dans les années 1990 à un soutien aveugle et coupable au régime génocidaire du Rwanda.

On lira ci-dessous l’introduction et la table des matières de ce livre écrit dans un style d’une rare fluidité, qui fourmille d’informations inédites (1), revisite toute l’histoire coloniale française des années 1950 et renouvelle entièrement la question du rapport du futur président de la République au colonialisme, mais aussi du même coup celle de tout un courant de la gauche française qui n’a jamais fait jusqu’ici l’inventaire de ses errements colonialistes.

Citons les tous derniers mots du livre : « Derrière les mensonges de François Mitterrand se cache un mensonge plus grand : celui d’un pays qui, ayant jadis concédé à ses colonies une liberté frelatée, se croit quitte de son passé colonial et débarrassé de ses crimes camouflés. Plus personne aujourd’hui ne croit ce mensonge français – ni les élites hexagonales qui continuent pourtant de les colporter ni les peuples dominés qui exigent la vérité. »

1. On apprend par exemple p. 102 et suivantes qu’une campagne de la presse coloniale attaque violemment le « franciscard » Mitterrand sur son passé vichyste dès 1951.  Et que ce n’est donc pas par Pierre Péan que ce passé fut « révélé » dans les années 1990 comme on le lit partout.