Le poète palestinien Walid Daqqa meurt en prison, le 7 avril 2024, à soixante-deux ans, après trente-huit ans de détention. Il est, jusqu’au bout, supplicié, privé de soins et de visites.
MUSTAPHA SAHA
Le poète palestinie décrit sa geôle comme « un lieu sans portes » dans ses conversations avec sa fille, Milad, quatre ans, conçue par insémination artificielle, après exfiltration de sa semence. Sa fille, « la plus belle évasion, le message d’avenir ». Il est arrêté en 1986, condamné en 1987 à la prison à perpétuité par un tribunal militaire, uniquement à cause de son appartenance au Front Populaire de Libération de la Palestine, peine sans cesse prolongée. Après sa mort, les sionistes refusent de rendre son corps à sa famille. Sa dépouille elle-même est prise en otage. Un acharnement sadique. Walid Daqqa est atteint d’une myélofibrose, une forme rare de cancer de la moelle osseuse. Son épouse Sana Salameh Daqqa, déclare : « Walid Daqqa a été opéré d’un accident vasculaire cérébral. Il souffre d’insuffisance cardiaque. Il a été amputé d’un poumon. Il ne peut plus marcher ». Le parquet s’oppose systématiquement à sa libération. L’écrivain est constamment malmené, torturé, placé en isolement. Une cruelle et lente mise à mort. Une interminable ordalie. Une haine absolue.
Le Secret de l’huile.
Walid Daqqa laisse une œuvre littéraire, poétique, philosophique exceptionnelle. Aucun de ses livres n’est, jusqu’à présent, traduit en langue française, à l’exception d’un conte philosophique pour enfants de quatre-vingts pages, Le Secret de l’huile. Le récit narre les difficultés d’un enfant nommé Joud, né d’une insémination artificielle, pour rendre visite à son père emprisonné. Il réussit finalement à voir son géniteur avec la complicité d’un olivier centenaire et d’animaux empathiques. Walid Daqqa, Le Secret de l’huile, Terrasses éditions, 2025. « Pour dépeindre la vie en prison, je me sers de l’image d’un wagon de train, fermé, sans la moindre fenêtre. Pour savoir la destination, la distance, la vitesse, il faut creuser un trou dans la cloison. Ecrire, peindre, c’est percer une brèche. Les scènes de l’extérieur que je perçois à travers l’orifice déterminent mon temps. C’est le temps parallèle. Nous faisons partie d’une histoire. L’histoire est un état d’événements passés qui ont pris fin, sauf pour nous. La fin de notre passé est sans cesse reportée. Notre temps est différent du vôtre. Il ne se déplace pas sur l’axe du passé, du présent et du futur. Notre temps n’a plus de temporalité. Il n’a plus de spatialité. Nous sommes incapables de gérer notre futur. Nous sommes semblables aux peuples arabes. Avec une différence substantielle. Notre occupation est étrangère. Leur occupation est arabe » (Walid Daqqa).
Walid Daqqah veut préserver sa petite-fille du mot prison. Il parle de lieu sans portes. « Un jour où Milad vient de rentrer d’une sortie au bord de la mer, je lui promets au téléphone que je l’emmènerai à mon tour à la plage. Elle me répond au bout d’un moment, hésitante, comme si elle ne veut pas me choquer : « Non, tu ne peux pas, tu n’as pas de porte ». Chaque fois que Milad me demande au téléphone : « Papa, où es-tu ? », je ne prononce pas le mot prison. Je veux lui épargner ce mot et ses lourdes implications, préserver son innocente imagination. Avec ses visites, Milad comprend que c’est une prison avant qu’elle n’apprenne la signification. Un endroit sans portes dont son père ne peut s’échapper. Les enfants comprennent instinctivement la réalité des murailles, des clôtures, des barrières, des grillages, des barrages, des barbelés. Ils comprennent le sens de l’occupation, de la colonisation, de la ségrégation avant de connaître les appellations. Ils font eux-mêmes leur éducation quand l’oppression les atteint » (Walid Daqqa). Le sionisme ne peut rien contre l’art, la poésie, la littérature. La Palestine se perpétue par les créations de ses enfants. Les écrits de Walid Daqqa, alimentent la lanterne. Que certains noms ici se rappellent. Fadwa Touquan (1917-2003) (La Rocher et la peine, Le Cri de pierre, mémoires en deux volumes, éditions L’Asiathèque). Mahmoud Darwich (1941-2008), (Une mémoire pour l’oubli, éditions Actes Sud, La Palestine comme métaphore, éditions Actes Sud). Houssein Al-Barghouti (1954-2002), (Je serai parmi les amandiers, éditions Sindbad, Lumière bleue, éditions Sindbad). Plus l’oppression s’endurcit, plus les œuvres palestiniennes se diffusent dans le monde.
Un épisode insolite éclaire à la fois la créativité palestinienne et la monstruosité sioniste. 2010, le musicien syrien Fida’ Alshaer, prisonnier politique, rejoint Walid Daqqa à la prison de Gilboa. Il intéresse ses compagnons de cellule à la fabrication secrète d’un oud, luth, avec des bois de récupération. Il compose avec Walid Daqqa une pièce musicale, Parralel Time, Le Temps parallèle. Quand les gardiens découvrent l’artistique conspiration, le luth est aussitôt saisi. Walid Daqqa s’accuse à la place des autres. Il assume seul les représailles. Il est mis, pendant une semaine, en isolement, bastonné, déplacé dans une autre prison. Il transforme l’avatar en motif littéraire. « Je continuerai à rêver malgré les affres de la réalité ». Le bagne de Gilboa, dans la vallée de Beït Shéan, sur l’emplacement d’une ancienne base militaire britannique, est conçue comme un imparable couloir de la mort. Chaque cellule pèse soixante-six tonnes de béton armé. L’évasion de six palestiniens dans l’opération Tunnel de la liberté, le lundi 6 septembre 2021, démontre la vulnérabilité des systèmes sécuritaires les plus sophistiqués. Plus ils sont perfectionnés, plus leur complexité les fragilise. La voûte de fer s’écroule. Le mythe de l’invulnérabilité tombe en poussières. Un détenu pendant cinq ans à Gilboa, échangé contre des otages, témoigne. Depuis le déclenchement de la dernière guerre de Gaza, s’exercent dans toutes les prisons des violences physiques et des humiliations continuelles. Les personnes âgées, les malades, les blessés n’ont aucun accès médical. Les gardiens pénètrent à l’improviste dans les cellules, choisissent au hasard trois séquestrés, les battent devant les autres. Les coups sont portés à la tête. Les nouveaux prisonniers, toujours plus nombreux, dorment à même le sol. Les matelas, les couvertures, les oreillers sont confisqués. L’électricité est coupée. Geôle d’Ofer. Septembre 2020. Une révolte éclate. Un détenu, Daoud Talaat al-Khatib, quarante-cinq ans, meurt suite aux mauvais traitements. L’administration répond par une violence inqualifiable. Six prisonniers sont gravement blessés. Les températures dépassent 40 degrés Celsius. Les ventilateurs sont retirés. Les prisons, sans luminosité naturelle, sont des calvaires l’hiver, des enfers l’été. La climatisation est interdite. Les cellules souterraines d’isolement sont privées d’eau. Les affections respiratoires, dermatologiques, sont les lots communs.
Je me souviens de mes discussions avec Gilles Deleuze sur la question palestinienne. Le sionisme n’est pas le judaïsme. Le judaïsme est une culture multimillénaire, matrice de savoirs théologiques, de spiritualités pacifiques, d’éruditions bénéfiques. Le sionisme est une idéologie haineuse, ségrégationniste, totalitaire. « D’un bout à l’autre, il s’agit de faire comme si le peuple palestinien, non seulement ne doit plus être, mais n’a jamais été. Les conquérants ont eux-mêmes subi un grand génocide. Le sionisme n’arrête pas le mal. Au contraire, il le propage. Il le fait retomber sur d’autres innocents. Il exige que les palestiniens s’effacent, se sabordent, lui laissent la place, toute la place. Il fait comme si les palestiniens venaient du dehors. C’est là que commence une fiction entretenue par les gouvernances occidentales. La solidarité avec la cause palestinienne est taxée d’antisémitisme. Le sionisme fait le vide dans le territoire palestinien pour asseoir sa fallacieuse légitimité. Il s’agit bien d’une colonisation, différente de la domination européenne. Les autochtones ne sont pas exploités. Ils sont chassés, bannis, éliminés. Ceux qui restent sont enfermés dans des ghettos, des townships, des prisons. L’apartheid dans toute son horreur. L’extermination physique s’exécute comme un rouleau compresseur. Les américains retrouvent l’extermination des peaux rouges. L’analyse marxiste indique les deux mouvements complémentaires du capitalisme. S’imposer constamment des limites, à l’intérieur desquelles s’aménage et s’exploite son propre système. Repousser toujours plus loin ces limites, les dépasser, pour recommencer en plus grand, en plus intense, sa propre fondation. Repousser les limites, c’est le rêve américain, repris par le sionisme » (Gilles Deleuze, notes reprises dans Deux régimes de fous, éditions de Minuit, 1983).
Je me procure des écrits de Walid Daqqah, des poèmes, des fragments, son étude en anglais sur le système carcéral sioniste, Redéfinition de la torture et remodelage de la conscience. Le sionisme ne recule devant aucune désinformation, aucune manipulation, aucune falsification. Les carnages de l’armée, les crimes des colons sont présentés comme des dégâts collatéraux, des artefacts ingérables, des accidents inévitables. Les persécutions sont faites d’humiliations quotidiennes, de vexations répétitives, de brimades incessantes. Une multitude de petites actions dissuasives entretiennent le sentiment d’impuissance, le décrochage des réalités, la perte d’initiative. Tous les palestiniens sont bouclés dans des enclaves géographiques séparées comme des prisonniers. Le sionisme expérimente des méthodes pseudoscientifiques de psychologie sociale, d’ingénierie humaine, pour abolir les références collectives, réduire chaque palestinien à son individualité manipulable. Les programmes politicides sont contradictoires, absurdes, chaotiques, mais s’appliquent envers et contre tout. Leurs objectifs ne varient pas. Ils visent la désagrégation des structures culturelles. Ils prolongent l’illusion d’une solution négociable à la prochaine étape. Ils dépossèdent le peuple palestinien de sa souveraineté morale. Ces mesures n’aboutissent, pour le moment, qu’au renforcement de la résistance.
Les prisons sionistes sont des laboratoires. Se combinent les recherches pointues et les pratiques inhumaines. Les enclaves ne sont pas des zones transitoires. Ils sont des éléments de la solution finale, la liquidation de l’âme palestinienne. Quand le sionisme bombarde des villes avec ses avions F-16 et ses hélicoptères de combat Apache, quand il lance ses chars dans des quartiers surpeuplés, quand il rase avec ses bulldozers des immeubles à Jénine, à Naplouse, Ramallah, son but n’est pas de neutraliser quelques groupes de combattants mal armés. Il cherche surtout à provoquer un choc traumatique pour remodeler les consciences. Le nettoyage des cerveaux précède le bourrage des crânes. Techniques éprouvées par le fascisme. La détérioration psychique des prisonniers les empêche d’affronter le pressurage idéologique. Des punitions lourdes s’ordonnent au moindre signe de lutte. Il est interdit de prononcer le mot Palestine. Les photographies de dirigeants et de martyrs palestiniens sont prohibées sous peine de châtiments sévères. Sont également condamnés les ouvrages scientifiques, sociologiques, philosophiques considérés comme des incitations à la sédition. Ne sont autorisés que les livres religieux et les fictions inoffensives. La lutte collective dans les prisons et de la société civile est brisée par la parcellarisation, la particularisation, l’individualisation, l’atomisation. Tous les prisonniers reçoivent une rémunération relativement confortable de l’autorité palestinienne, pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Ils sont, en quelque sorte, fonctionnaires du gouvernement palestinien. Ils paient leur nourriture et tous les frais à la prison, qui se retrouve, de fait, financée par ses victimes. Le plan diabolique du sionisme les détache de toute réalité. Cette perte de contact les éloigne de leur engagement initial, de leur action commune, de leur projet national. La grève de la faim illimitée, instrumentalisée dès ses débuts pour aggraver les maltraitances, se termine en débandade. Les préoccupations se focalisent sur des revendications restreintes. Le champ visuel se rétrécit. Le prisonnier est dépouillé de son temps et de sa dignité. Les innombrables contrôles, les fouilles de sécurité, les appels pour comptage désintègrent sa journée. Il perd l’estime de soi. Les caméras sont partout. La surveillance algorithmique mobilise l’intelligence artificielle générative. Les gardiens eux-mêmes sont soumis à l’espionnage électronique. Les communications se carbonisent. Les prisonniers se déshumanisent.
Mustapha Saha.
Sociologue, poète, artiste peintre.

























