L’Harmattan va-t-il seulement fêter son demi-siècle en avril 2025 ? Les couteaux sont tirés entre Denis Pryen le fondateur, 85 ans, et son neveu, Xavier Pryen, 61 ans, président du groupe, qu’il accuse d’escroquerie, d’abus de biens, d’abus de faiblesse, de faux et usage de faux. Sans mettre un centime dans l’entreprise, Xavier Pryen se serait approprié 65 % du groupe (HDP) et le droit à 85 % des dividendes.
Par Ian Hamel
Denis Pryen habite à quelques pas de son “enfant“ la librairie L’Harmattan, installée rue de l’École Polytechnique, dans le 5ème arrondissement de Paris. Mais il n’a plus son mot à dire dans la société dirigée par son neveu Xavier Pryen. Dans un document interne que Mondafrique a pu se procurer, Denis Pryen apparaît dans la catégorie « Auto exclus », avec certains directeurs de collections. D’autres directeurs sont catalogués « Faiblement actifs » ou carrément « Inactifs ». Une façon de les punir pour avoir pris, selon Xavier Pryen, des positions « irresponsables, immatures, désuètes ».
Dans un précédent article, paru le 29 novembre sur le site de Mondafrique, le philosophe Jacques Poulain, président de l’Association des directeurs de collections, des Auteurs et des Amis de L’Harmattan, accusait Xavier Pryen de « brader cette maison d’édition afin de partir définitivement avec la caisse ». D’autres directeurs de collection et d’anciens cadres licenciés de L’Harmattan, rencontrés en mars à Paris, évoquent même une faillite prochaine. Face à ces accusations, Xavier Pryen n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations.
Alors qu’il recherchait un ouvrage dans la librairie, l’auteur de l’article a surpris une conversation entre une personne qui sollicitait un emploi, et un salarié de L’Harmattan qui lui a répondu : « Désolé. Nous allons plutôt vers des compressions de personnel ».
Denis Pryen : « Après avoir aspiré toute la richesse, mon neveu veut brader la maison d’édition »
Mondafrique. Les accusations que vous portez à l’encontre de votre neveu sont particulièrement graves. Celui-ci est depuis 2010 président de HDP, la société holding détenant la maison d’édition. Vous ne vous êtes pas aperçu avant qu’il cherchait à vous spolier ?
Denis Pryen. En 2006, j’étais malade, affaibli par un cancer. J’ai préféré concentrer mes forces sur le travail éditorial. J’ai confié en 2010 la direction à Xavier Pryen qui est le fils de mon frère Jacques, avec qui je m’entendais parfaitement. J’avais en eux une totale confiance. Je le reconnais, je n’ai commencé à me rendre compte qu’il se passait des choses anormales il y a seulement deux ans, quand il a vendu pour 7,3 millions d’euros le théâtre du Lucernaire, que L’Harmattan avait racheté en 2004. Je n’ai pas perçu un centime sur la vente et j’étais devenu minoritaire du groupe HDP avec mon fils Guillaume. J’ai découvert d’importants détournements de fonds. Xavier Pryen a utilisé les ressources de L’Harmattan pour acheter des biens immobiliers. Ajoutez des faux pour imiter ma signature, des ventes d’actifs à mon insu. Ma plainte vise également Me Marc Delassus, l’avocat de Xavier Pryen, et qui était historiquement celui de L’Harmattan, en tant que complice. A lui aussi je faisais pleinement confiance.
Depuis votre plainte déposée à Paris le 13 novembre 2024 que s’est-il passé ?
Pratiquement rien. Le tribunal Le Tribunal de commerce a désigné un conciliateur. L’audience n’a pas duré plus de cinq minutes. Depuis 2024, à deux reprises, Xavier Pyren a annoncé qu’il voulait partir dans un délai de six mois. En décembre 2024, il a déclaré que L’Harmattan devait « s’adosser à une autre maison d’édition indépendante ». Mais en attendant, la situation ne cesse de se dégrader, le chiffre d’affaires baisse. Xavier Pryen s’est débarrassé de près d’une centaine de directeurs de collections. Parmi le personnel, il règne une ambiance épouvantable. Enfin, il n’y a plus de ligne éditorial, plus de relecture des manuscrits. L’Harmattan va dans le mur.
Je me suis entretenu avec certains directeurs de collection. Les relations sont plus qu’exécrables avec Xavier Pryen. Ils l’accusent – un comble – de ne pas s’intéresser à la culture, aux livres. Ils le soupçonnent de vouloir brader L’Harmattan après avoir vendu le plus profitable, et de partir s’installer à l’étranger.
Ce serait une fin très triste, sinon sordide. Il faut garder en mémoire tout ce que L’Harmattan a apporté en un demi-siècle dans l’édition (plus de 40 000 auteurs, 75 000 titres en catalogue), pour le monde universitaire, pour les sciences humaines, trop souvent négligées en France, pour la francophonie. Nous avons créé onze structures en Afrique, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, au Maroc, au Sénégal, donné une voix aux cultures du sud, en Amérique du Sud, en Asie. Imaginez que nous avons édité un Coran en langue peul, un ouvrage sur la conception malgache du monde. Ou encore sur l’occupation japonaise en Corée en dix volumes !
C’était votre objectif, pour ne pas dire votre mission, quand vous avez créé L’Harmattan en 1975 par Robert Ageneau ?
Tout à fait. Nous étions issus de la gauche catholique et nous avions un engagement tiers-mondiste dans la revue missionnaire Spiritus. Pendant la guerre d’Algérie j’ai passé deux ans (1961-62) à l’hôpital d’Oran, affecté au service santé de l’armée. Je suis retourné en Algérie en 1963, 64, 65 et jusqu’en 1967. Ajoutez deux années au Sénégal. Robert Ageneau a quitté L’Harmattan en 1980 pour créer les Éditions Karthala, spécialisées dans l’histoire et la géopolitique des pays en développement, les sciences humaines, la spiritualité.
En janvier 2015, Le Monde écrivait que vous êtes devenu « le passage obligé de tout Africain désireux d’être publié en France ». Toutefois, le titre de l’article était moins agréable : « L’Harmattan, la maison d’édition qui ne paie pas ses auteurs ».
A L’Harmattan, il n’y a pas de droits d’auteur pour les 500 premiers exemplaires. C’est un modèle économique unique. Mais il faut savoir que nous n’avons pas de subventions, que nous ne sommes inféodés à aucun pouvoir, et que nous éditons de très nombreux ouvrages, notamment dans le monde universitaire, qui ne seraient pas publiés ailleurs, car il n’y a tout simplement pas de rentabilité pour un livre tiré à 300-400 exemplaires, comme une thèse, des écrits ultraspécialisés. L’enjeu étant d’être publié, car le contenu est utile. Les contrats de L’Harmattan ont été reconnus comme valables.
Nous avons été pionnier dans l’édition numérique et dans les tirages à la demande, de 5, 10 ouvrages. C’est très important dans les pays africains. Avant de devenir un grand nom de la littérature, la Guadeloupéenne Maryse Condé a publié chez L’Harmattan, tout comme le Nigérian Wole Soyinka, prix Nobel de littérature en 1986.
En 1975, nous sommes arrivés, dans notre domaine, après des éditeurs sur le déclin. Les éditions L’Harmattan se sont attachées dès le départ à ne pas perdre de l’argent, et même à en gagner, entre 700 000 et un million d’euros (pour 8,5 millions de chiffres d’affaires). L’Harmattan est ainsi devenu le premier éditeur francophone en nombre de titres publiés. Des sommes qui étaient aussitôt investies, notamment en Afrique. C’est ainsi que nous avons pu acheter en 2004 le théâtre du Lucernois sans emprunt bancaire, et y réaliser pour 1,5 million de travaux.
Et maintenant que va-t-il se passer ? Vous savez que la justice est très lente et que votre neveu ne reconnaît pas les faits que vous lui reprochez ?
Avec mon fils Guillaume nous possédons encore 35 % de groupe. A 85 ans, je veux toujours me battre et sauver L’Harmattan. Depuis ma plainte en novembre 2024, Xavier Pryen rase les murs. C’est désolant, la fête prévue en avril s’annonce mal.
Légende de la photo : Denis Pryen (à gauche) et Robert Ageneau en 1973, les fondateurs de L’Harmattan.