Le 4 novembre 2024, le prix Goncourt a été décerné à Kamel Daoud, écrivain algérien. C’est la première fois dans l’histoire de la littérature algérienne qu’une telle récompense est attribuée. Que l’on applaudisse ou non, cet événement est historique.
Mouloud Améziane, sociologue
« Le plus difficile n’est pas de monter, mais en montant de rester soi »
Jules MicheletCette distinction, si tant est qu’elle puisse être un acte exclusivement littéraire, pourrait ne pas susciter la polémique en raison de la qualité de l’écriture de Daoud et du roman de la guerre civile algérienne qu’est « Houris », mais il est en réalité impossible de ne pas considérer son impact politique et sociétal.
Je ne commenterai donc pas ici la qualité intrinsèque du roman que je ne remets pas en cause en tant qu’objet littéraire, mais les autres aspects, que personne ne peut ignorer, de cette célébration importante et inédite en France, s’agissant d’un écrivain algérien.
Que nous dit donc ce Goncourt au-delà du roman lui-même ? Car Daoud est également et surtout un journaliste, un écrivain engagé, un intellectuel, écouté en France, forcément davantage que lu.
L’interdiction en Algérie de ce livre constitue une grave atteinte de la part du régime autoritaire d’Alger à la liberté d’expression et à la démocratie ; donc à la justesse même de la lutte, dont le même régime se targue, du peuple algérien pour son indépendance. Une interdiction inacceptable qui est sans doute, et paradoxalement, une des raisons directes, mais pas la plus profonde selon moi, de la célébration de Daoud en France.
L’annonce de ce prix est pour moi un moment qui aurait pu – et même dû – susciter de la satisfaction : la reconnaissance d’un auteur algérien pour la première fois donc, qui avait su, par la littérature, redonner une dignité à l' »Arabe » de « l’Etranger » de Camus.
Mais, et c’est toute la tragédie algérienne, cet homme qui portait autrefois (si peu de temps) une voix qui pouvait paraître éclairée, est devenu un fossoyeur, non seulement de notre histoire et de ce que nous sommes profondément dans notre complexité, mais aussi de notre mémoire coloniale.
Je t’aime, moi non plus
Daoud, avec son prisme « algérien » appliqué à la situation française, mélange les registres. Tel un complice, conscient ou non, des idées d’extrême droite qui s’enracinent, il offre une échappatoire à ceux qui préfèrent le déni et s’enracinent dans le refoulé de la colonisation et de la guerre d’Algérie, les aidant même à désigner l’état déplorable du régime algérien comme preuve in fine que le soulèvement des Algériens contre leur asservissement n’était pas justifié. Rien que cela.
Mais comme le disait si bien Charles Péguy : « Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout faut-il toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. »
Pour balayer les critiques qui lui sont adressées, Daoud se présente lui-même, acclamé par une grande partie de l’opinion en France, y compris de gauche, comme « l’intellectuel du Sud qui critique le Sud » – comprenez « le seul », au moins en Algérie ; une posture qui ignore, qui insulte même, tout un héritage littéraire francophone et arabophone depuis les années 1950, avec des figures très respectées comme Kateb Yacine et Mouloud Mammeri, qui ont non-seulement critiqué le pouvoir algérien post-indépendance, mais en ont souffert dans leur chair.
Son message d’aujourd’hui, soutenu par ceux qui n’attendaient que cela, résonne d’une absurdité affligeante : il affirme sans trop de détours que la mémoire des crimes de la guerre civile algérienne, que le régime ne cultive pas, devrait primer sur celle des crimes coloniaux, alors que ces deux mémoires sont indissociables de la réalité algérienne. Aborder la guerre civile est légitime et nécessaire, mais Daoud appelle clairement à ce que la mémoire de l’asservissement colonial soit, d’une certaine manière, mise de côté, sous prétexte qu’elle serait instrumentalisée par le régime.
La confusion Islam/Islamisme
Kamel Daoud, n’est pas un « intellectuel du Sud qui critique le Sud » comme il le prétend. Sa posture rejoint de plus en plus en réalité les éléments du langage du régime algérien lui-même. Cette posture officielle rejoint l’essence même de Houris, le roman aujourd’hui primé, ainsi que de ses nombreuses interventions dans la presse.
Depuis 2015 au moins et en effet, l’écrivain entretient une confusion calculée entre islam et islamisme, promet le pire pour la France et l’Occident s’il ne décide pas de se prémunir de l’immigration, des islamistes (présumés) qui y vivent et de ceux qui souhaiteraient le rejoindre, ne condamne pas explicitement les souffrances des Palestiniens et glisse inexorablement depuis plusieurs années vers des éloges à peine voilés de la pensée d’extrême droite, peut-être fasciné par une simplification qui permet à certains, trop nombreux aujourd’hui en France, de s’exonérer du poids de la culture coloniale.
En 2022, par exemple, à l’occasion de l’exposition « Raymond Depardon/Kamel Daoud. Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019 » à l’Institut du monde arabe, Kamel Daoud arguait, sans nuance, que du fait de l’instrumentalisation de la mémoire de la guerre d’Algérie par le pouvoir en place à Alger, et la référence (selon lui incessante) par celui-ci au passé de la guerre d’Algérie et à ses héros, empêchait les Algériens, dont lui, d’avancer… Passons sur la glorification alors d’un Oran colonial et fantasmé qu’il n’a pas connu, en opposition à Oran aujourd’hui, visitée avec le photographe… Cette posture tend au mieux, à proposer une vision de la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie où il suggère que les Algériens et les Français doivent « tourner la page », au pire, à tout simplement nier la réalité coloniale.
Elle minimise quoi qu’il en soit les souffrances et les séquelles du colonialisme et de la guerre d’Algérie, qui continuent d’imprégner les deux sociétés, la société française en particulier.
En plaidant pour un dépassement rapide des blessures du passé,
Daoud semble ignorer l’importance d’une véritable réconciliation basée sur la reconnaissance des torts et l’exploration des mémoires blessées. Cette attitude, au lieu de promouvoir un dialogue sincère, s’inscrit en réalité dans la logique dangereuse du déni. Sa critique de la « repentance » par rapport à la colonisation reflète un rejet de l’importance d’une justice mémorielle. En dénonçant cette « culpabilisation » de l’Occident, il semble donc soutenir que la France n’a pas de responsabilité particulière envers son passé colonial.
Or, la véritable réconciliation repose sur une démarche d’honnêteté historique, non pour alimenter le ressentiment, mais pour reconnaître les réalités d’oppression qui continuent de structurer les sociétés postcoloniales. Daoud, en minimisant la nécessité de cette reconnaissance, contribue à un récit qui entrave la possibilité d’une réparation historique réelle.
La nuit du Nouvel An à Cologne
Kamel Daoud est devenu une figure controversée depuis son article dans Le Monde en 2016, où il commentait les violences sexuelles de Cologne en les attribuant à une supposée « misère sexuelle » propre aux sociétés arabo-musulmanes. Ce propos, dépeignant les hommes musulmans comme incapables de contrôler leurs pulsions sexuelles en raison de contraintes culturelles et religieuses, simplifie outrageusement les causes de violences multifactorielles. Cette interprétation culturaliste et essentialiste réduit ces violences à un attribut « oriental » tout en instrumentalisant la question des violences faites aux femmes : « Cette transformation de l’émancipation des femmes en marque identitaire est une aubaine pour celles et ceux qui, en apparence opposés aux précédents, font du féminisme l’autre nom de l’impérialisme, du néocolonialisme et le rendent synonyme de la “mission civilisatrice” jadis brandie par le colonialisme pour se légitimer », écrira en mars 2016 Martine Storti, féministe française.
La vision de Kamel Daoud est alors critiquée par plusieurs intellectuels et observateurs, car les propos de l’écrivain sur cet événement nourrissent une perception biaisée, dangereusement proche des discours racistes et xénophobes, même si Daoud fait mine dans son texte de s’en éloigner.
Par ses interventions médiatiques, Daoud expose une approche culturaliste de l’islam qui confond islam et islamisme. Marqué par les atrocités de la décennie noire en Algérie et ayant été lui-même attiré à l’adolescence par l’islamisme, il adopte une posture qui semble voir en l’islam un vecteur de violence inhérent, sans distinction. Cette vision alarmiste évite de considérer la pluralité des pratiques religieuses et l’immense diversité au sein des communautés musulmanes dans le monde, qui ne se résument ni à l’Algérie, ni à l’Afrique du Nord, ni au monde dit « arabe ». En se focalisant sur une interprétation simpliste, Daoud occulte la richesse et la complexité des parcours et des croyances des musulmans, au profit d’un discours qui alimente la peur de « l’autre ». L’approche de Daoud flatte des sentiments islamophobes sous couvert d’une critique qui contribue à perpétuer des stéréotypes dangereux qui n’ont pas leur place dans une société démocratique.
À travers ses écrits et ses propos publics, Daoud exacerbe la peur de l’islamisation de la société française et c’est pour cela qu’il est, consciemment ou inconsciemment, applaudi, y compris donc par une partie de la gauche. Cette approche, qui mélange critique de l’islam politique et stigmatisation des pratiques religieuses, risque de renforcer les divisions. Daoud évoque souvent les « dangers » liés aux symboles religieux dans l’espace public sans prendre en compte les discriminations systémiques que subissent les minorités. Son discours semble renforcer un modèle d’exclusion.
En ciblant des populations en raison de leur appartenance religieuse, il contribue, consciemment ou non, à une rhétorique qui fragmente le tissu social en attisant les peurs et les divisions.
La question palestinienne évacuée
Là où d’autres voix issues du monde arabo-musulman appellent à une reconnaissance de la souffrance palestinienne, Daoud, en écho à des auteurs comme Boualem Sansal ou Mohamed Sifaoui, semble occulter le drame humanitaire que vivent les Palestiniens. Cette absence de solidarité envers les victimes civiles dans la région, dans un contexte où ses prises de position semblent souvent davantage marquées par une rhétorique de confrontation avec le monde arabo-musulman, alimente un discours qui est loin de celui de la paix et du dialogue. Daoud risque de conforter ainsi des perceptions partiales et d’ignorer des dimensions cruciales de justice et de compassion universelle.
Les prises de position de Daoud s’alignent de plus en plus, et dangereusement, avec des idées d’extrême droite, comme en témoignent plusieurs de ses articles dans Le Point. Dans cette tribune, il semble partager une vision d’une laïcité « stricte » et d’un anti-islamisme pour tout dire, suspect, qui sont souvent récupérés par les discours politiques d’extrême droite en France. Ces écrits soulignent une adhésion à une rhétorique de fermeté, où Daoud dénonce les « dérives » de l’islam tout en exacerbant les craintes autour de l’intégration des populations musulmanes. Cette proximité idéologique avec des discours identitaires soulève des questions sur l’impact de ses interventions, qui, loin de nourrir un dialogue constructif, semblent davantage légitimer une vision défensive, axée sur le rejet et la peur.
Les interventions de Daoud autour de l’intégration et de la laïcité en France sont également problématiques. Il fait partie des « faux-amis de la laïcité », qui sont encore plus dangereux pour nous que ses ennemis.
En somme, le discours de Kamel Daoud sur les réalités religieuses, la mémoire coloniale, et les identités multiculturelles reste profondément inacceptable. Ses prises de position tendent à simplifier des questions complexes, à ignorer les racines historiques des tensions actuelles et à alimenter des préjugés culturels qui isolent des groupes entiers.
La responsabilité d’un intellectuel est d’explorer les nuances, non de réduire des réalités humaines à des stéréotypes déshumanisants.
Ce prix Goncourt, en vertu de tout cela, est assurément un acte politique : la portée symbolique de cette récompense et son impact sur les débats actuels autour de la mémoire coloniale et des stéréotypes liés à l’islam et aux sociétés arabo-musulmanes est là. Si cette distinction est un succès littéraire pour Daoud, elle met en lumière des positions qui méritent une critique approfondie, tant elles nourrissent une vision réductrice des identités et des complexités socio-politiques contemporaines.