Hemley Boum explore les silences de l’héritage entre Paris et Douala

 

Dans son nouveau roman, Hemley Boum tisse un récit bouleversant entre Douala et Paris, entre un grand-père mutique et son petit-fils égaré. Une traversée des non-dits familiaux, des blessures post-coloniales et des naufrages intérieurs. Profond, maîtrisé et nécessaire.

 

Il y a dans Le rêve du pêcheur un calme apparent, une retenue pudique, une écriture sans cri. Et pourtant, tout y est déchirure. Hemley Boum, autrice camerounaise déjà reconnue pour Les jours viennent et passent ou Si d’aimer, revient avec ce cinquième roman, sans doute le plus intime et le plus universel. En tissant la parole de deux hommes, d’une même lignée mais séparés par les époques, les continents et les blessures, elle donne voix à ce qui d’ordinaire reste tu : la mélancolie des pères, le silence des hommes, le poids des héritages qu’on n’a pas choisis.

Tout commence par un retour. Zack, trentenaire franco-camerounais, quitte Paris après une dépression sévère pour rejoindre Douala, la ville de son enfance, et surtout son grand-père Zacharias, ancien pêcheur désormais à l’écart du monde. Le petit-fils est brisé, rongé par la honte et la fatigue. Le grand-père, lui, vit dans un mutisme volontaire, après une vie traversée par la guerre, les humiliations coloniales, les renoncements. Entre eux, rien n’est dit. Mais tout se devine.

Une mémoire recomposée

Peu à peu, dans la lenteur des jours, les gestes du quotidien, les récits indirects, la parole se tisse. Et dans ce dialogue fragile, se dessinent les contours d’une mémoire recomposée.

Hemley Boum excelle dans l’art du récit à deux voix. Celle de Zack, jeune homme urbain, cultivé mais déboussolé, donne au roman sa lucidité contemporaine. Il parle de l’Europe avec acuité, de la psychiatrie comme lieu d’échec, des rapports ambigus à la « double culture ». Sa souffrance est silencieuse, presque honteuse, mais profondément humaine. Face à lui, la voix de Zacharias est un fleuve souterrain : elle remonte l’histoire coloniale, les combats d’indépendance, la misère des anciens combattants, les désillusions postcoloniales. Mais cette voix n’est jamais didactique. Elle est lente, rugueuse, tremblante, pleine de zones d’ombre.

Le roman avance ainsi par touches, comme des filets lancés sur l’eau. Il ne suit pas une intrigue classique, mais une dynamique d’apaisement. Ce qui importe, ce n’est pas la révélation finale ou le retournement spectaculaire, mais la manière dont la parole trouve à s’inscrire dans la durée, dans la répétition des gestes. Le rêve du pêcheur est un roman de l’écoute, du temps long, du soin lent. Il refuse le sensationnel pour lui préférer la densité émotionnelle.

Hemley Boum possède un style qui sait dire beaucoup avec peu. Chaque phrase est ciselée, chaque dialogue sonne juste. On sent dans son écriture une grande tendresse pour ses personnages, mais aussi une exigence éthique : ne jamais les trahir par le pathos. La douleur est là, mais contenue. Le politique n’est jamais séparé de l’intime. Et dans le silence de Zacharias, c’est toute une génération qu’elle donne à entendre : ceux qui ont tout donné et n’ont rien reçu ; ceux qui ont été envoyés combattre, puis oubliés ; ceux qui, pour survivre, ont dû taire l’essentiel.

Ce roman parle aussi de la folie. Pas celle qui fait peur, mais celle qu’on n’ose pas nommer. La dépression de Zack n’est pas un accident, elle est le fruit d’un déséquilibre plus vaste, entre générations, entre mondes. Le rêve du pêcheur est aussi une manière de dire que la santé mentale, souvent taboue dans les sociétés africaines comme dans les diasporas, doit être abordée autrement : non pas comme une faille individuelle, mais comme un symptôme collectif. C’est une proposition rare et précieuse dans le paysage littéraire francophone.

Enfin, le titre lui-même est un poème. Le rêve du pêcheur. Une image douce, presque biblique. Le vieux Zacharias rêve encore, malgré tout. Pas de grandeur. Pas de revanche. Juste d’un lien. D’une continuité. D’une main tendue. Et ce rêve, fragile et tenace, suffit à faire tenir le roman tout entier. Il est ce qui, dans la nuit, dans le déracinement, dans la perte, nous relie encore.

Hemley Boum signe ici un grand roman, discret mais puissant, à lire lentement, à laisser infuser. Un roman de filiation et de réparation. Un texte qui dit l’Afrique sans folklore et l’exil sans caricature. Un livre indomptable.

Informations pratiques :

Titre : Le rêve du pêcheur
Autrice : Hemley Boum
Éditeur : Gallimard (collection Blanche)
Parution : octobre 2024
Prix : 22 € (version papier), 15,99 € (version numérique)
Distinction : Grand prix Afrique 2025
Disponibilité : en librairie, Fnac, Amazon, sites indépendants (Place des Libraires, Librairie Africaine)