« Harka », un film vibrant sur le jeune tunisien Mohammed Bouazizi immolé en 2010

Personne n’a oublié le suicide de ce jeune tunisien, vendeur ambulant qui, pour protester contre trop de misère, a choisi de s’immoler par le feu devant le siège du gouvernorat, en décembre 2010. Cet acte de révolte et de désespoir sera l’un des détonateurs de la révolution tunisienne contre le régime du dictateur Ben Ali. Le jeune homme avait déclaré à sa soeur : « Ici, le pauvre n’a pas le droit de vivre ». Le temps a passé, le printemps arabe a charrié son lot d’espoirs et de déceptions

Le jeune réalisateur américain d’origine égyptienne, Lofty Nathan, a voulu faire revivre ce personnage emblématique dans un film-choc, « Harka », réaliste et poétique, illuminé par le talent du comédien Adam Bessa, qui bouleverse par son mélange de bonté, de rage et de tristesse. Quand la fiction transcende la réalité…

Sandra Joxe

A la suite du décès de son père, Ali, un jeune villageois de Sidi Bouzid, qui vivote en faisant du marché noir, se retrouve responsable de ses deux jeunes soeurs… Le frère ainé est parti, le père a laissé des dettes : sous la menace d’une expulsion doit gagner plus d’argent. 

Crise économique oblige, Ali ne trouve pas de travail : contraint de s’embarquer dans une dangereuse mission de contrebande, il multiplie les risques  et se heurte de plein fouet à l’injustice comme à la corruption qui mine le  pays. Malgré son courage et son amour pour ses sœurs, il sombre peu à peu dans la misère et la dépression… Mais une dépression pleine de colère qu’il va retourner contre lui-même, dans un ultime acte de révolte auto-destructrice. …

Lofty Nathan, du documentaire à la fiction

L’équipe du film autour du réalisateur

Harka est une vraie fiction : une mise en scène – remarquable – et des comédiens – excellents. Mais impossible de ne pas songer au fait réel dont il s’inspire et de ne pas s’interroger sur la façon dont le réalisateur, un jeune documentariste brillant, récompensé pour son documentaire  12 O’Clock Boys (sur les rodéos urbains à Baltimore, prix HBO de l’Artiste Emergent) a procédé pour mener à bien son premier long-métrage, dont le sujet s’est imposé à lui . «Lorsque la révolution tunisienne a éclaté, j’ai été passionné par ce qui s’est passé, même si je vivais aux États-Unis à l’époque. L’histoire de Bouazizi m’a particulièrement captivé. Il était fascinant de voir comment l’acte d’une seule personne pouvait avoir un tel impact sur un pays et même sur une région entière ».

Des années s’écoulent entre le projet et sa mise en œuvre : une longue préparation, beaucoup de documentation, d’enquêtes et de repérages sur les lieux de la tragédie ont permis à Lofty Nathan de trouver le ton juste. « J’ai essayé de saisir, dans ce film, ce qui pousse un individu à se sacrifier pour exprimer sa colère et son désespoir. J’en ai déduit que cela venait d’un besoin absolu d’être enfin regardé et reconnu», explique-t-il.  

Le réalisateur ajoute que le travail de préparation a été long, difficile : né en Angleterre d’une famille égyptienne, vivant aux Etats-Unis et ne parlant pas couramment l’arabe tunisien, il a voulu composer  à partir d’un fait réel, s’inspirer fidèlement du  matériau d’une vie brisée, non pas pour faire un biopic mais plutôt une allégorie politique dans un style qui n’est pas sans rappeler celui des néo-réalistes italiens (on songe parfois au Voleur de Bicylette de De Sica).

Pour construire le personnage de son film, Lofty Nathan n’a pas seulement enquête sur la vie du défunt, il s’est nourri du présent : « lors de mes recherches à Sidi Bouzid, j’ai parlé aux proches et amis de Mohamed Bouazizi et j’ai observé les gens pour dessiner mon personnage. J’ai rencontré beaucoup de gens, y compris un garçon solitaire et vulnérable dans un bar.. Il vivait seul sur un chantier, avait des problèmes de drogue, avait été rejeté par tous et avait perdu son frère par suicide. J’ai trouvé ce garçon très intéressant et j’ai voulu m’en inspirer pour mon personnage ». Le héros de Harka est donc le fruit de ce mélange d’enquête et d’imaginaire. L’entreprise pouvait sembler périlleuse, mais le réalisateur a relevé le défi : son film, à la réalisation sobre et maitrisée, a su convaincre le public : à sa sortie 2022 le film est sélectionné à Cannes, dans la section Un Certain Regard et le Prix d’interprétation masculine est attribué à son comédien principal, Adam Bessa.

Un comédien époustouflant : Adam Bessa

Adam Bessa, un comédien incandescent

Ce film sonne juste, de l’avis du public tunisien, alors qu’il est réalisé par un américano-égyptien et interprété par un jeune franco-tunisien qui a grandi … à Paris. Lui aussi s’est investi dans un long travail de préparation pour assumer ce rôle, si éloigné de sa trajectoire personnelle : « je suis allé en Tunisie pendant des semaines, je me suis isolé et j’ai commencé à me mettre dans la peau du personnage du film. Puis j’ai passé du tems avec les contrebandiers, je suis allé en Libye, j’ai vraiment vécu avec eux et ensuite, pendant le tournage, je n’ai jamais cessé d’être Ali, car pour moi, il était très difficile de me déconnecter. Il est si complexe et il vibre sur quelque chose de très spécial, donc, pour moi, c’était la façon dont il fallait faire

Cette immersion totale a porté ses fruits : le comédien implose et crève l’écran avec sa gestuelle d’animal blessé, son bon sourire de grand frère aimant qui contraste en permanence avec un beau regard contradictoire, traversé par la révolte et l’impuissance à changer le monde, à changer de vie.

Un film noir comme la misère 

Mohamed Bouazizi est un grand frère protecteur mais désespéré

Ce mélange de tendresse et de violence, il existe dans la façon de cadrer les décors et les corps : une image très maitrisée, très sctucturée qui n’hésite pas à filmer la beauté (des visages, des paysages) comme la laideur ou la souffrance (on ressent la moiteur caniculaire qui s’abat sur tous et partout).  Le scénario aussi jongle avec cette ambivalence des sentiments, pulsion de vie et pulsion de mort : Ali est protecteur envers ses sœurs, il adopte un petit chiot pour leur faire plaisir, il est plein de délicatesse et ne demande qu’à jouir de la vie – à l’occasion de cette belle scène où il s’accorde un court moment répit en s’abandonnant à la douceur de la mer. Mais il est aussi capable d’exprimer par gestes ou de verbaliser toute son indignation, sa colère envers l’avalanche d’injustices qu’il subit : un grand frère égoïste et démissionnaire, des huisssiers, des bureaucrates, des contrebandiers, des flics corrompus… Toute l’adversité  et toutes les misères du monde s’abattent sur le héros de Harka , au cours d’un récit à la mécanique fatale, que d’aucuns peuvent juger un peu démonstratif ou linéaire. En effet, le spectateur un peu averti sait d’emblée quelle est l’inévitable destinée du personnage. La misère noire c’est la misère noire, et c’est pas gai…. même au cinéma.

Alors  comment reprocher à un film qui se veut réaliste, inspiré d’un fait qui, bien plus qu’un « fait divers » est devenu un « fait historique » de n’être pas plus porteur d’espoir… qu’une réalité… qui ne l’a pas été ?