Ça m’a fait plaisir de retrouver Grobli Zirignon qui, à 86 ans bientôt, exposera à Paris (le 27 février à l’Institut français), Marie-France, son épouse et son assistante en tout, David, le dernier fils qui fait maintenant office d’homme de la maison…
Cela faisait plusieurs mois qu’en passant près de sa villa, sise à la Riviera 3, je regardais avec une certaine tristesse le portail toujours hermétiquement fermé. Pourtant, cela fait déjà deux ans qu’il est revenu en Côte d’Ivoire après ce long pèlerinage en Europe. La crise postélectorale de 2011 et les nombreux morts qu’elle a drainés n’a donc pas eu raison de son amour pour sa patrie même si, dit-il, la Côte d’Ivoire a changé, les familles ont éclaté, les amis qu’ils connaissaient sont morts et que se pose de plus en plus pour lui la douloureuse question de la destination finale.
En attendant, Grobli Zirignon s’accroche à ses tableaux qui prennent toujours les formes qu’il n’attendait pas, parce qu’au fur et à mesure qu’il les gratte, les oppresse, les violente, des formes naissent traduisant des sensations de douceurs, de dialogues avec des ombres et des souvenirs d’amis qui ne sont plus de ce monde.
Grobli Zirignon, le peintre prolixe – il a plus 200 tableaux dans ses ateliers- l’écrivain talentueux, il a écrit 25 livres, qui s’exprime grâce à ses célèbres aphorismes, a encore un dernier tour de scène à faire avec la pysch’arthérapie, ce nouveau moyen qu’il a trouvé pour neutraliser les pulsions destructrices qui envahissent les hommes. C’est donc un nouveau pari qu’il fait sur l’avenir, lui qui n’a de cesse de rappeler qu’il a été mal accueilli par son pays en revenant de la France qu’il avait rejoint à 13 ans à la demande de son premier président.
Correspondance à Abidjan, Bati Abouè
Vous revoilà à Abidjan, chez vous après une longue absence. Pourquoi êtes-vous resté si longtemps en France ?
Ça ne m’a pas paru long. J’ai voyagé. Je suis quelqu’un qui aime voyager, qui a été longtemps à l’étranger et je me sens aussi bien chez moi à l’étranger qu’en Côte d’Ivoire où je suis depuis deux ans. Néanmoins, je dois être en France en mars prochain pour assister à une exposition de peinture.
Ce besoin d’être à l’étranger est-il guidé par l’envie de vous fondre dans un environnement plus propice ?
Pas forcément. J’ai beaucoup produit depuis que je suis de retour en Côte d’Ivoire. J’ai fait beaucoup de tableaux, j’en fais tous les jours parce que c’est mon métier ; c’est ma vie et j’écris aussi tous les jours. Je fais aussi la promotion de la psych’arthérapie sur Meta. Donc que ce soit à Caen en France où j’ai un petit appartement ou ici, je m’enferme chez moi et je travaille
Quelles sont tes principales sources d’inspiration ?
Mon thème principal c’est la vie, l’existence, la philosophie. Très tôt, j’ai été arraché aux miens à l’âge de 13 ans pour aller en France. Et cela a fait de moi partiellement un étranger et je suis revenu chez moi où j’ai dû me naturaliser (rires). Cela m’a permis de me sentir Africain. Cela dit, ma partie « étranger » demeure. De toute façon, il n’y a plus de nation ou de patrie spécifique. Car partout où je vais, que ce soit en France ou en Angleterre ou en Belgique, je trouve beaucoup de Noirs, beaucoup d’Africains avec qui je suis. Pour autant, je ne suis pas un internationaliste ou un universel, car je demeure profondément un Bhété de Gagnoa (région du centre-ouest de la Côte d’Ivoire). Malheureusement, beaucoup de choses ont changé, les familles ont éclaté. Tous ceux que je connaissais sont morts et je suis seul. Donc, je dialogue avec les morts maintenant. Que ça soit par mon travail d’artiste-peintre ou par l’écrit, je n’échappe pas à la contrainte de ceux qui sont morts. Je n’ai pas cherché. Ça s’est imposé à moi. C’est mon destin.
Tout cela n’est-il pas un peu morbide ?
Non. A mon âge -bientôt 86 ans- NDLR, c’est un plaisir de rappeler les vieilles connaissances, les amis pour échanger avec eux comme au bon vieux temps, pour faire comme si j’étais avec eux. C’est le bonheur, la vraie vie. Je suis entouré d’étrangers et je me sens à l’étranger parce que ça a beaucoup changé en Côte d’Ivoire, à Abidjan. Alors, faut-il mourir ? Non, je veux vivre et je m’attache à ceux qui sont là et ceux qui ne sont pas là.
Pensez-vous que de Paris à Abidjan, la question de l’existence se pose dans les mêmes termes ?
Ma réflexion est la même. Je n’ai pas passé ma jeunesse ici en Côte d’Ivoire. J’étais pré-adolescent quand je suis parti en France. Ce n’était pas mon choix mais celui de la Côte d’Ivoire pour préparer l’avenir de notre pays. Je suis donc parti comme un bon soldat. Je suis revenu avec des trophées mais, faut que je le dise, je n’ai pas été accueilli comme je m’y attendais. J’ai été accueilli à l’étranger. Je me souviens d’ailleurs qu’un ami français m’a dit un jour : « qu’est-ce que ça change que tu sois en Côte d’Ivoire ou en France ? » Je lui ai répondu qu’ici au moins, je peux aller voir mes parents même si je n’ai pas d’argent à leur donner. Tel est mon destin.
Comment se prépare ton exposition prévue en février à l’institut français d’Abidjan ?
Plutôt bien même si la salle d’exposition est un peu petite et que je ne peux pas exposer tous mes tableaux. Je dois donc choisir 35 tableaux alors que j’aurais voulu en exposer des centaines puisque le thème de l’expo est « Rétrospective ». Mais je dois composer avec la réalité. Je dois donc faire un choix pour retenir les plus caractéristiques et c’est à cela que Marie-France (son épouse, NDLR) et moi nous nous attelons.
Y a-t-il des problématiques particulières que vous aimeriez mettre en lumière à cette occasion ?
Mes tableaux mettent en exergue le dialogue avec la vie. Je suis préoccupé par l’Être au monde. Je suis encore préoccupé par mon Être au monde. Je suis parti jeune à l’étranger, j’ai été traumatisé, j’aurais pu mourir. J’ai survécu et j’ai été confronté à d’énormes problèmes, que ce soit là-bas ou ici. Et comme je suis aussi philosophe, j’essaie de comprendre tout ça. Parce qu’exister, c’est essayer de comprendre et la peinture est un moyen d’interpeller le monde. Qui je suis, qu’est-ce que je vais devenir demain si je pars ? La destination finale… Ce sont des questions qui me préoccupent beaucoup.
En quoi la psych’arthérapie t’aide-t-elle à justifier ton attachement à la vie en dépit de cette psychose de la destination finale ?
La pysch’arthérapie est maintenant mon bâton de vieillesse. Je l’ai découverte il n’y a pas longtemps. Mais, à vrai dire, j’en rêvais tout ce temps. C’est ma bouée de sauvetage à laquelle je reste accroché et je trouve cela inestimable aussi bien pour moi que pour tout le monde. On ne peut pas vivre sans une technique qui nous permet d’évacuer nos angoisses, nos pulsions, nos peurs, notre désir de vivre pour avoir la paix. Parce qu’on est toujours habité par ces pulsions qui nous tourmentent, nous déchirent que ce soit quand on vit seul ou avec sa femme, sa famille. Et j’ai trouvé la solution de la pysch’arthérapie comme un médiateur. Parce que si on va directement aux autres avec toutes ces pulsions, on risque de les agresser et c’est ce qui se passe dans le monde. Les guerres, les conflits s’expliquent par le fait qu’il n’y a pas de médiation possible. Les gens vont directement vers les autres ; ce qui s’explique par des affrontements et des destructions.
La technique du grattage permet d’expulser toutes les pulsions agressives qu’on porte sur des supports inanimés, neutres.
Dans ton livre intitulé « L’ordre et le chaos », tu écris qu’il faut faire la guerre à la guerre pour avoir la paix. Comment cela se matérialise-t-il dans le cadre de la psych’arthérapie ?
Cette expression n’est pas de moi. Je l’ai lue dans un livre d’anthropologie qui parlait des Dogons (au Mali, NDLR). Les Dogon considèrent la mort comme une épouvante. Et ils la conjuraient à travers un rituel au cours duquel les guerriers prenaient leurs fusils pour aller à la guerre contre la mort pour ne pas que la vie disparaisse. Cela m’a plu parce que ça correspondait à ma façon de procéder. En tant que personne habitée par les pulsions de mort et par les angoisses, je ne m’attaque pas à mes amis et frères de misère qui m’entourent. J’exprime cette pulsion et ce désordre sur un support et c’est là que je livre la guerre à la guerre. Pour façonner ces pulsions qui sont des spectres, des ennemis invisibles, des ennemis qui essaient de m’attaquer pour en faire des œuvres d’art que j’appelle des formes préverbales où l’esprit des morts est domestiqué. C’est ma façon à moi de me battre contre la mort au lieu de m’attaquer directement aux vivants qui sont aussi les victimes de la mort. C’est une méthode salutaire qui pacifie et élimine toutes formes de violences.
La Côte d’Ivoire est à onze mois d’une nouvelle échéance présidentielle qui fait monter la crainte de nouvelles violences. Dans quelle mesure devrions-nous nous inspirer de votre art pour dompter toutes ces menaces ?
Il faut compter sur la chance. Dans la chance, il y a beaucoup de choses, du bien notamment. Si c’est une bonne chance, ça va bien se passer. Cela fait longtemps que je recommande la pysch’arthérapie d’une manière formelle parce que ça permet de structurer l’homme. Cela dit, quelqu’un qui est assiégé par les pulsions de mort, rien ne peut le raisonner. C’est une bête féroce qui veut se battre et tuer. Cela se déclenche tout seul. On le voit à la guerre en Ukraine et dans le Moyen-Orient. Si Dieu n’existait pas, s’il n’y avait un être Transcendant, le monde serait déjà détruit.
Le pouvoir ne charrie-t-il pas naturellement le désir de tuer, la violence ?
Ce n’est pas le pouvoir. C’est l’homme en tant que tel, toi, moi, qui est habité par les pulsions de mort et de désordre. Celles-ci s’entassent. Et s’il n’est pas actif, ne fait pas de sport, ne parle pas et ne travaille pas, il est capturé par ces pulsions qui le poussent à attaquer les gens, à faire la guerre.