Les éclats de la mémoire archéologique de Gaza

Paris. Samedi, 20 mai 2025. Institut du Monda Arabe. En prélude à une rencontre avec Jack Lang sur mon projet Louis Massignon, nous visitons l’exposition Trésors sauvés de Gaza. Depuis 2007, le Musée d’art et d’histoire de Genève est le refuge de cinq-cents œuvres archéologiques confiées par l’Autorité nationale palestinienne, des stèles, des amphores, des statuettes, des mosaïques, de l’âge de bronze à l’époque ottomane.

Mustapha Saha, écrivain, artiste peintre et sociologue

Des traces exceptionnelles, soustraites aux destructions systématiques. Cent-trente-pièces de cet ensemble, issues de fouilles franco-palestiniennes entamées en 1995,  et de la collection privée de Jawdat Khoudery, sont en fin visibles sur le territoire français.  En deux ans de bombardements intensifs, le sionisme a anéanti cinq mille ans d’histoire. Des sites archéologiques, des patrimoines historiques,  irremplaçables, sont anéantis par l’armée sioniste. Trois cents mosquées, trois églises réduites en poussière. L’adhan ne résonne plus. Les cloches ne retentissent plus. Les appels à la prière étouffés par les pilonnages des chasseurs-bombardiers.

Je reste longtemps immobile devant une statuette grecque d’Hécate d’une trentaine de centimètres. Hécate, fille d’Astéria, déesse de la nuit étoilée. Hécate, déesse de la lune, de la magie, des routes, des carrefours, des passages, des ouvertures. Hécate s’appuie sur un buste d’Hermès, le Messager, le patron des voyageurs, des orateurs. Hécate est, comme son regardeur, perdue dans ses pensées. Sa terre natale se meurt. S’étend sous les yeux une mosaïque de vingt-quatre mètres carrés, érodée par le temps, prélevée en 1997 sur le site de Dair el-Balah, à l’emplacement d’une église byzantine disparue.

La bande de Gaza ouverte sur le monde depuis des millinéraires, cloisonnée, emmurée, isolée, assiégée depuis 1949,  Au cinquième siècle avant Jésus-Christ, Hérodote décrit Gaza comme un royaume arabe, habité par les cananéens, les philistins, les peuples de la mer. En 332 avant l’ère chrétienne, Alexandre le Grand occupe la cité, tue tous hommes, expédie ses richesses en Macédoine. Sous Pompée, Gaza est une province romaine. Au quatrième siècle, les byzantins christianisent Gaza, la couvrent d’églises majestueuses, de mosaïques précieuses.

Le vin de Gaza.

L’exposition décline des amphores de plusieurs époques, de plusieurs formes. Le territoire est renommé pour son vin, vinum gazetum ou vina gazatina,  exporté dans toute la Méditerranée. L’évêque et historien Grégoire de Tours (538-594), raconte l’histoire d’une épouse de sénateur lyonnais qui offre du vin de Gaza à chaque messe célèbre  au nom de son mari jusqu’au jour où elle s’aperçoit que le sous-diacre subtilise le précieux breuvage et le remplace par une vulgaire piquette.

Le plus ancien site vinicole du monde de l’époque byzantine est découvert récemment dans ville Yavné, au nord de Gaza. Cinq pressoirs couvrant chacun deux-cent-cinquante mètres carrés, deux énormes cuves octogonales, quatre grands entrepôts pour le vieillissement, des fours pour la cuisson des amphores d’argile. Deux millions de litres de vin produits chaque année. Un domaine industriel sophistique, avec des accès symétriques planifiés entre différentes installations. Le vin de Gaza est un vin blanc doux de haute gamme, servi à la table des empereurs, chanté par les poètes. Les processus de vinification sont exécutés manuellement. Les raisins sont écrasés pieds nus, avant d’être fermentés. L’activité vinicole disparaît avec l’avènement de l’Islam au septième siècle.

Cette terre s’appelle Palestine.

Le nom Palestine est attesté en grec dès le cinquième siècle avant l’ère chrétienne.  Hérodote évoque la Syrie-Palestine où le pharaon Psammétique vient, vers 620 avant Jésus-Christ, à la rencontre des  Scythes marchant contre l’Egypte et les persuade de quitter le pays sans le piller. Hérodote, né vers 484, mort vers 425 avant Jésus-Christ, visite la région. Il décrit les stèles dressées par le pharaon Sésostris. Pline l’Ancien (23-79 après Jésus-Christ) connaît le nom de Palestine. Il en fixe les limites géographiques dans son Histoire naturelle. « Après la ville de Péluse, commencent l’Idumée et la Palestine à la sortie du lac Sirbon ». Il dénombre plusieurs cités. Il dépeint les palestiniens comme des nomades occupant également le Sinaï.

L’empereur romain Adrien utilise l’appellation Palestine comme une dénomination administrative. Aux lendemains de la révolte de Bar Kokhba, il substitue, en 134, le nom de Syrie-Palestine au terme de Judée. Le toponyme perdure après la conquête musulmane au septième siècle. Le colonialisme occidental reprend le sens chrétien péjoratif de philistins. Il occulte le mot Palestine au profit de Terre sainte. L’orientalisme mystifie le l’histoire et le lexique. Dans l’article de l’Encyclopédie, 1751-1772, de Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert sur la Palestine, se mêlent fantasmes et réalités. « La Palestine est un territoire sec, désert, entièrement dépeuplé, partout couvert de roches arides. Son sol n’a jamais de quoi nourrir ses habitants. La Palestine actuelle est plus misérable que jamais. Elle est la proie des arabes qui la courent de toutes parts. Ils attaquent les voyageurs et les étrangers ». L’esprit des lumières dans tout son aveuglement.

L’intégration dans l’Empire Ottoman

En 637, Gaza est conquise par le légendaire général musulman Amr ibn al-As, compagnon du prophète. La garnison byzantine est décimée, mais la population est épargnée. Les chrétiens, dans leur majorité, se convertissent à l’islam. Les juifs gardent leur foi en contrepartie d’une imposition de protection, dhimma. La ville est détruite à plusieurs reprises pendant les Croisades. Avec Saladin,  Salah Eddine al-Ayoubi (1138-1193), Gaza connaît une nouvelle renaissance. Les ottomans l’incorporent en 1516 à leur empire.

 

La cité de Khan Younès, à trente kilomètres au sud de Gaza, entièrement saccagée aujourd’hui, est une ville mamelouke florissante et prospère au quatorzième siècle. Le caravansérail, khan en arabe, fondé vers 1380, avec ses magasins en rez-de-chaussée, ses logements, sa mosquée coiffée d’un dôme, son enceinte fortifiée, est un patrimoine humain inestimable. Il est irrémédiablement rasé. Les rares reportages émanent de journalistes palestiniens traqués comme des cibles condamnées d’avance.

Palestine, Khan Younis, sud de Gaza, 22 avril 2024. Route principale d'accès à Khan Younis. La zone a été complètement détruite en raison des bombardements et des tirs d'artillerie intenses des forces israéliennes.  © Ben Milpas/MSF
Palestine, Khan Younis, sud de Gaza, 22 avril 2024. Route principale d’accès à Khan Younis. La zone a été complètement détruite en raison des bombardements et des tirs d’artillerie intenses des forces israéliennes.  © Ben Milpas/MSF

Après l’apocalypse, Khan Younès n’est qu’effondrement de béton, amoncellements de gravats, boues malodorantes, poussières asphyxiantes. Des enseignes commerciales, des plaques de rue, des panneaux de circulation gisent par terre. Des habitants hagards cherchent désespérément l’emplacement de leurs maisons. La cité fantôme dégage une atmosphère lugubre, funèbre, sépulcrale. Des centaines de milliers de déplacés. Dans les camps de toile de Rafah, les pluies battantes, les frayeurs tourmentantes, les pensées déroutantes. Je lis d’une traite Un historien à Gaza de Jean-Pierre Filiu, éditions Les Arènes, Mai 2025. Je n’en retiens qu’une plongée cauchemardesque dans l’horreur. Entre deux ordres d’évacuation, « Les survivants s’écartent par réflexe. Ils détournent le regard. Ils portent avec honte leur peine. Ils étouffent de leurs deuils. Ils se replient sur leurs proches. Ils réduisent leur horizon à leur seule tente ».

La Grande Mosquée Al-Omari.

La Grande Mosquée Al-Omari, tour à tour temple romain, abritant une statue de Zeus, synagogue, église des croisés dédiée à Sainte Eudoxie, avec ses colonnes, ses arcades circulaires, ses coupoles, son minaret agrémenté de décorations mamloukes, cœur de la cité de Gaza, dans le quartier al-Balad, exemple unique de recyclage architectural de marbres antiques et de calcaires crétois par les trois religions monothéistes, est pulvérisée en décembre 2023.

A elle seule, cette mosquée était l’emblème de la diversité culturelle et spirituelle, sentinelle immuable des fraternités électives.  Elle a survécu aux mutilations des séismes, des conquêtes, des guerres. Il n’en reste plus rien. Rayonnait dans ce sanctuaire, la bibliothèque fondée par Al-Zahir Baibars en 1277, avec ses vingt-mille ouvrages  embrassant tous les domaines des sciences et des lettres. Brillaient de mille feux des centaines de manuscrits comme Sharh Al-Ghawamid fi ‘Ilm a-Fara’id, Explicitation des hermétismes en psychologie, de Badreddine al-Mardini. Les campagnes napoléoniennes de 1801 ont éparpillé les grimoires.

Anthédon est une ancienne ville grecque située au nord de Gaza[1] en Palestine. Dotée d’une agora et de temples, elle était consacrée à la pêche et la construction navale et fut créée par une population grecque.

Anthédon au nord de Gaza, aujourd’hui Blakhiya, cité grecque de l’époque mycénienne, occupée entre 250 avant l’ère chrétienne et 70 après Jésus-Christ.  Les murailles et les structures portuaires ont fait l’objet de fouilles par une équipe franco-palestinienne entre 1995 et 2005 sous la direction du Père Jean-Baptiste Humbert, membre de l’Ecole biblique et archéologique de Jérusalem. Des maisons hellénistiques aux murs peints, un rempart et la porte de la ville ont été dégagés. D’autres maisons romaines de l’époque nabatéenne ont également été mises à jour.

Sous les sables, les vestiges d’une ville autrefois florissante, entourée de jardins et de vergers. Anthédon, sans jetée ni ponton,  était appelée par les romains le port des aziotes. Des barques prenaient le fret au large. Les transactions se faisaient sur la plage. Les bateaux phéniciens, grecs,  chargeaient les richesses de la corne d’Afrique, les pierres fines, les bois rares, les textiles, les épices, les encens, les parfums, les onguents. Emerge un quartier hellénistique aristocratique  remarquablement conservé. Il est clôturé d’une enceinte en brique crue. D’autres maisons contiennent des poteries nabatéenne et des amphores libyennes. Une villa maritima. Une fontaine. Un bassin gardé par une thiase. Dionysos est passé par là. Les sables ont vaincu Anthédon vers l’an 300 sous l’empereur Dioclétie (1).

Blakhiya et le site archéologique sont broyés par les roquettes et missiles sionistes. Le site est directement visé. La Convention de la Haye de 1954  est délibérément violée.

Toujours au nord de Gaza, les restes de l’église byzantine de Jabalaya, édifiée au cinquième siècle, dévoile en 2022 des mosaïques animalières et florales impressionnantes, découvertes vingt-cinq plus tôt, avec des palmiers dattiers, des arbres fruitiers, des grappes de raisins, des scènes champêtres, des lions, des gazelles, des lapins, des oiseaux, des paons, des poissons, des chèvres, des vaches, des chevaux. Des médaillons ovales et rectangulaires, en grec ancien, datés de 496 à 732, portent des prières et des noms d’évêques, de prêtres, de bienfaiteurs. Dans le baptistère attenant  l’église, une piscine en forme de croix pavée de mosaïques géométriques et figuratives. Quatre animaux exotiques sont représentés aux coins du bassin baptismal, un éléphant, une girafe, un léopard, un zèbre, des arbres fruitiers et les quatre fleuves du paradis, Gihon, Physon, Euphrate et Tigre. Au nord de Jabalaya, Beit Lahia, localité réputée pour son eau douce et ses citronniers., village de l’historien chrétien  du cinquième siècle Sozomène, auteur de l’Histoire ecclésiastique. Subsistent les ruines de deux mosquées médiévales. Jabalaya, ville de quatre-vingt-deux mille habitants, est totalement détruite. Sa population a été partiellement assassinée. Les survivants ont en totalité expulsés après avoir subi les pires atrocités.

Le Monastère de Saint Hilarion.

Le Monastère de Saint Hilarion est situé sur les dunes côtière de Tell Umm el’Amr. Il a été construit au quatrième siècle et détruit en 614. Le monachisme chrétien oriental incarne un idéal ascétique, dans le désert, espace propice à la purification, à la catharsis. Le mot moine provient du grec monachos qui signifie solitaire.  L’anachorète se tient à l’écart.

Saint Chariton (vers 270-vers 350), dit Chariton le confesseur,  institue le monachisme du désert vers l’an 320. Il s’installe dans une grotte de Wadi Qelt. Il établit des règles strictes, basées sur le jeûne, le silence, l’abstinence. Un seul repas par jour, fait de pain, d’eau et de sel. Prière jour et nuit. Les anachorètes sont considérés comme des thaumaturges. La foule se précipite autour d’eux. Certains créent des monastères. Saint Sabas, disciple d’Euthyme, après s’être retiré dans une grotte du Cédron, érige la Grande Laure, avec soixante-dix cellules, puis six autres ermitages à proximité. Il est nommé archimandrite de tous les anachorètes. Il meurt centenaire.

En juillet 2024, le monastère de Saint Hilarion est inscrit au patrimoine mondial en péril.  Les hivers pluvieux ravinent les sols. Les fondations s’affaissent sous l’humidité. Les herbes dévorent les pavements des mosaïques. Les murs s’écroulent. Dans une note d’information de 2004 à l’Académie des Inscriptions et  Belles Lettres, les archéologues français René Elter et palestinien Ayaman Hassoune expliquent l’importance de ce patrimoine, découvert en 1997 par le Service des Antiquités de Gaza à l’occasion d’un projet immobilier. Cinq campagnes de fouilles sont entreprises entre 1997 et 2001. Le site, à dix kilomètres de Gaza,   domine des palmiers et des vignes. Il est à l’abri des vents maritimes et des bourrasques sableuses une grande partie de l’année. Il comprend les vestiges d’un monastère byzantin complet, église, chapelles, crypte, atrium, cellules, annexes, établissement de bain. La pierre utilisée est du grès marin, appelé localement kourkar. La nef de l’église est pavée de mosaïques à décor géométrique. L’autel est axé sur la tombe d’Hilarion. Le tapis du centre comporte deux médaillons. L’un représente un oiseau. L’autre honore un donateur : »Souviens-toi, Seigneur, de ton serviteur Nestorios le juriste et de toute sa maison ». Les différentes restructurations, remaniements, agrandissements des édifices indiquent une augmentation de prestige, une sacralisation progressive et une vénération de plus en plus populaire. Le monastère était une étape du pèlerinage du Sinaï. L’église a été dévastée par un tremblement de terre.

À cinq kilomètres au sud de Gaza, Tell es-Sakan est une colline artificielle de huit hectares, dominant la plaine littorale d’une dizaine de mètres. . Elle est constituée de ruines accumulés d’une agglomération occupée entre 3200 et 2000 avant Jésus-Christ  par des populations égyptiennes et cananéennes. La religion cananéenne désigne des croyances sémites remontant à l’âge de bronze, pratiquées jusqu’aux premiers siècles de l’ère chrétienne, tantôt polythéistes, tantôt monolatristes.  Le site est découvert en 1998 à l’occasion de la construction d’un complexe d’habitations. Il est aussitôt fouillé par une équipe archéologique franco-palestinienne. Le creusement de fondations avec des engins mécaniques mettent  jour des constructions en brique crue et un abondant mobilier.  C’est une clé capitale pour comprendre les relations entre la Palestine et l’Egypte de l’époque prédynastique, aux quatrième et troisième millinéraires avant Jésus-Christ. De nouveaux  chantiers immobiliers l’endommagent en 2017.

Non loin de Tell el-Sakan, Tell el-Ajjul, 2100 avant Jésus-Christ, découvert en 1930-1934 par l’archéologue britannique Flinders Petrie (1853-1942), père des fouilles scientifiques en Egypte et en Palestine, inventeur de la stratigraphie, qui prélève les objets couche par couche et  les date avec précision. C’est Flinders Petrie qui explore le cimetière d’Hauwarâ el-Maqta dans le Fayoum et déniche les fameux portraits des défunts momifiés.  C’est toujours Flinders Petrie qui prospecte Armana, capitale d’Akhenaton, dixième pharaon de la dix-huitième dynastie au deuxième millénaire avant Jésus-Christ. C’est encore Flinders Petrie qui étudie la pyramide à faces lisses de Maïdoum attribuée à Snéfrou, premier roi de la quatrième dynastie. C’est toujours Flinders Petrie qui découvre la statue colossale de Ramsès II dans le temple de Tanis. En 1999-2000 les fouilles de Tell el-Ajjul sont relancées par l’australo-suédois Peter Fischer et le palestinien Moain Sadeq.

Qasr al-Bacha anéanti.

Qasr al-Bacha, construit par les Mamlouks au treizième siècle, est bombardé et détruit en 2024. Le premier étage, avant sa démolition, présente l’emblème du sultan Baybars, une sculpture de deux lions se faisant face. Au dix-septième siècle, l’édifice est une forteresse de la dynastie Radwan, dotée de passage sousterrains et de meurtrières, de la dynastie Radwan. Les pachas ottomans en font leur résidence officielle. Elle est, à l’époque, constituée d’une mosquée, d’une caserne, d’une armurie et défendue par des canons. Napoléon y passe trois nuits. Qasr al-Bacha est devenu un musée en 2010. Des bonnes volontés, comme Projet Intiqal, transmission, initié par Première Urgence Internationale, sauvent ce qui peut l’être, des artefacts, des débris de mémoire. 

Les Israéliens ne pourront jamais dissoudre les empreintes, les traces, les stigmates d’une présence palestinienne immémoriale.

(1) Jean-Baptiste Humbert, Gaza Méditerranéenne, histoire et archéologie en Palestine, éditions Errance, Paris, 2000. En octobre 2023,