Fayrouz : Une voix pour l’humanité – entre engagement et mystique

Fairouz demeure la gardienne solitaire de l’héritage musical libanais, éclairant la nuit de cette nation endolorie et fragmentée d’une lueur précieuse, celle qui rassemble les cœurs dans une communion nostalgique et réconfortante.

La chronique de Jean Jacques Bedu sur le livre de Marjorie Bertin: « Fayrouz – Moi je chante l’humanité », Orient éditions, 06/12/2024, 128 pages, 12,90€

Grande roue du Luna Park et la route de la corniche de Beyrouth la nuit, Rue du General De Gaulle, Manara, Ras Beyrouth, Beyrouth, Liban

Dans Fayrouz – Moi je chante l’humanité, Marjorie Bertin retrace avec une finesse et une admiration palpable le parcours exceptionnel de cette artiste devenue le symbole d’un pays et d’une époque. Plus qu’une simple biographie, cet ouvrage est une plongée dans l’histoire du Liban et du monde arabe, une réflexion sur le pouvoir transcendant de la musique et la force de l’engagement, qu’il soit politique, social ou personnel.

Beyrouth, place des Martyrs, 17 septembre 1994. Après quinze années de guerre civile, après quinze années d’un silence assourdissant, Fayrouz remonte sur scène. Ce soir-là, ils sont plus de 50 000, venus de tout le Liban, toutes confessions confondues, pour écouter celle qui incarne leur pays comme personne, celle dont la voix a tant manqué. Parmi eux, des milliers d’exilés, de retour pour quelques heures, le temps de retrouver une part d’eux-mêmes, une part de leur Liban perdu. Quand elle entonne Watani, « Je suis un poème écrit sur ta porte par un vent obstiné« , c’est toute une nation meurtrie qui retient son souffle. Dans la foule, certains pleurent, d’autres prient, tous sont submergés par l’émotion. Tous savent qu’ils vivent un moment historique. Ce soir-là, la voix de Fayrouz résonne comme un baume sur les plaies encore vives du Liban. Elle chante l’espoir, la résilience, la dignité retrouvée. Elle chante l’humanité, l’universalité de la souffrance et de l’espérance.

De Nouhad Haddad à Fayrouz : la voix comme destin, un don façonné par le temps

Le livre s’ouvre sur l’enfance de Nouhad Haddad dans le quartier populaire de Zokak el Blat à Beyrouth. Une enfance modeste, bercée par les chants traditionnels, les psaumes religieux et les mélodies égyptiennes qui s’échappent des radios voisines. Déjà, la petite fille se distingue par sa voix cristalline, juste, et son amour immodéré pour la musique. Une passion qui la mènera des chorales d’école aux studios de Radio Orient, où elle rencontre en 1950 les frères Assi et Mansour Rahbani, compositeurs et paroliers visionnaires.

Cette rencontre est un tournant décisif, le big-bang qui créera l’univers Fayrouz. Ensemble, ils vont révolutionner la musique libanaise, en mêlant les influences orientales et occidentales, en introduisant des rythmes jazz, des harmonies complexes, des orchestrations audacieuses et des instruments inhabituels. Nouhad devient Fayrouz, « la turquoise », un nom choisi par Halim el Roumi, directeur de la radio, pour sa symbolique de pureté, de protection et de rareté. Un nom qui évoque aussi la couleur de sa voix, unique, inimitable, un timbre qui semble à la fois limpide et chargé de mystère.

L’âge d’or de Baalbeck : quand la voix rencontre la pierre

L’ouvrage consacre une large place à la période faste des festivals de Baalbeck, qui ont joué un rôle crucial dans l’ascension de Fayrouz. C’est dans ce cadre antique et majestueux, au milieu des ruines romaines, que la chanteuse va véritablement se révéler au grand public. Sa première apparition en 1957, dans la comédie musicale « Le Mariage au village », est un triomphe. Vêtue d’une simple robe blanche, elle envoûte littéralement l’assistance par sa grâce et la pureté de son chant.

Baalbeck devient dès lors son théâtre de prédilection, le lieu magique où sa voix se marie à la pierre millénaire, où la musique dialogue avec l’histoire. Chaque été, elle y présente avec les frères Rahbani des créations originales, des spectacles grandioses qui mêlent chant, danse, théâtre et poésie. Ces spectacles, comme « Le Pont de la lune » (1962) ou « La Gardienne des clés » (1972), sont des métaphores à peine voilées de la situation politique et sociale du Liban. Ils exaltent les valeurs de tolérance, de justice et de paix, tout en dénonçant les abus de pouvoir et les divisions communautaires.

Marjorie Bertin décrit avec force détails l’atmosphère unique de ces soirées de Baalbeck, l’effervescence du public, l’attente fébrile, puis le silence religieux qui s’installe dès que Fayrouz apparaît sur scène. Elle souligne l’importance symbolique de ce lieu aujourd’hui si vulnérable et menacé par les tourments politiques, et qui devient sous l’impulsion des Rahbani un creuset de la culture libanaise, un espace de création et de résistance.

La voix de la résistance : un engagement sans faille

À travers le portrait de Fayrouz, l’auteure dresse celui d’un Liban en pleine mutation, tiraillé entre tradition et modernité, entre Orient et Occident. Un pays prospère et cosmopolite, mais aussi traversé de tensions communautaires, d’injustices sociales et de luttes de pouvoir. Un pays qui, en 1975, bascule dans une guerre civile sanglante, fratricide, interminable.

Face à la violence, à la haine et à la division, Fayrouz choisit le silence. Elle refuse de chanter au Liban tant que le conflit perdure, tant que son peuple est déchiré. Un silence volontaire, un acte de résistance pacifique, qui fera d’elle une icône de la paix et de l’unité nationale, une figure tutélaire au-dessus des clivages. Elle ne chante pas pour un camp, elle chante pour l’humanité, affirmant ainsi l’universalité de son art et de son message.

Cette dimension éthique est au cœur de l’ouvrage. Marjorie Bertin montre comment Fayrouz, par ses choix artistiques et personnels, incarne une forme de résistance culturelle, un refus de la compromission. Son engagement pour la Palestine, sa fidélité indéfectible au Liban, son refus de se produire pour des dictateurs ou des chefs de guerre, tout, dans son parcours, témoigne d’une exigence morale, d’une droiture et d’une profonde humanité qui la fait tant ressembler à l’immense Pablo Casals.

La métamorphose : quand la tradition épouse la modernité

L’un des aspects les plus passionnants du livre est l’analyse de l’évolution musicale de Fayrouz, en particulier après sa séparation avec les frères Rahbani en 1979 et le début de sa collaboration avec son fils Ziad. Un tournant audacieux, courageux, qui voit l’arrivée d’influences jazz, funk et bossa-nova dans son répertoire, une fusion des genres inédite dans la musique arabe de l’époque.

L’auteure montre comment Ziad a su renouveler l’univers musical de sa mère, tout en préservant l’essence de son art, son âme profonde. Il a modernisé le son, introduit de nouvelles harmonies, des rythmes plus syncopés, sans jamais trahir l’âme de la musique libanaise ni la singularité de la voix de Fayrouz. Un dialogue intergénérationnel fructueux, une passation réussie, qui a permis à Fayrouz de conquérir de nouveaux publics, de séduire une nouvelle génération, tout en restant fidèle à ses racines, à son identité profonde.

Cette ouverture aux influences occidentales n’est pas une rupture, une trahison, mais une continuité, une évolution naturelle. Elle s’inscrit dans l’histoire même de la musique arabe, qui a toujours su intégrer des éléments venus d’ailleurs, se nourrir d’autres cultures. Elle reflète aussi l’identité plurielle, métissée du Liban, carrefour des civilisations, terre d’échanges et de brassage culturel.

Fayrouz, une mystique moderne : la voix comme un don, une quête de l’absolu

Au fil des pages, l’auteur dessine le portrait d’une femme complexe, à la fois timide et déterminée, fragile et puissante, secrète et généreuse. Une femme profondément attachée à son pays, à sa famille, à ses valeurs, à son art. Une femme qui a traversé les épreuves, les drames personnels et les tragédies nationales avec une dignité, une résilience et une force d’âme hors du commun.

Cette spiritualité, cette quête de transcendance se retrouve dans ses chansons, qu’elles soient profanes ou sacrées. Elle est présente dans sa voix, dans son timbre si particulier, dans sa manière d’interpréter les textes, de phraser, de respirer. Elle est perceptible dans son attitude sur scène, à la fois hiératique et habitée, dans son regard souvent lointain, comme absorbé par une vision intérieure. Une forme de transe maîtrisée qui explique en partie l’immense ferveur, la dévotion qu’elle suscite chez son public.

La voix, un héritage universel, un pont entre les peuples

Fayrouz – Moi je chante l’humanité est bien plus qu’une biographie musicale, c’est une réflexion sur le pouvoir de l’art, sur sa capacité à transcender les frontières, les différences culturelles et les antagonismes politiques. C’est aussi un hommage vibrant à un pays, le Liban, et à sa culture riche, plurielle, résiliente.

En refermant ce bel ouvrage, on comprend mieux pourquoi Fayrouz est devenue une icône, une légende vivante, non seulement dans le monde arabe, mais aussi bien au-delà. Sa voix, son engagement, son humanité, son authenticité en font une artiste universelle, une messagère de paix, d’espoir et de fraternité.

Fayrouz est un chant qui ne s’arrête jamais, un chant qui rassemble en lui tous les chants, toutes les voix du monde ; un chant qui, aujourd’hui encore, résonne comme un appel à la tolérance, à la concorde et à la compréhension mutuelle ; un chant qui nous rappelle que la musique, comme l’amour, est un langage universel qui peut, l’espace d’un instant, abolir les frontières, rapprocher les peuples et réunir les cœurs.

Fayrouz, Moi je chante l’humanité est un livre qui se lit comme on écoute un album de la diva : avec délectation, émotion et un brin de nostalgie. C’est une œuvre qui rend justice à la grandeur de l’artiste, à la profondeur de son message et à la beauté de son art. Un message d’autant plus précieux dans un monde en quête de repères, de sens et d’unité. Un livre qui, à l’image de la voix de Fayrouz, nous élève, nous enchante et nous fait vibrer à l’unisson. Une lecture indispensable pour tous les amoureux de la musique, du Liban et de l’humanité.

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Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)