De la commémoration de la mort de Louis XVI à Saint Denis au périple d’une assistante de vie auprès des plus isolés, « Nous » est le dernier long métrage documentaire de la réalisatrice Alice Diop, qui, le long du RER B, redonne à la banlieue toute sa poésie
Une chronique de Christian Labrande.
Le propos du film : une série de reportages, dans quelques territoires de la banlieue parisienne avec comme axe principal le trajet du RER B. Avec comme parti pris la volonté de jeter un autre regard sur la société que celui dont nous abreuvent les médias où banlieue se résume le plus souvent à trafic de drogue et affrontement avec la police.
« A l’origine de ce film, raconte Alice Diop, il y a le livre de François Maspéro Les passagers du Roissy Express (…) sorti en 1969 cela a été un vrai phénomène littéraire . C’était la première fois que la banlieue était racontée par le biais de la littérature. Le temps que Maspéro passait à regarder ces gens, ces lieux, était en totale dissidence par rapport au récit de l’immédiateté médiatique dans lequel la banlieue était , et malheureusement est toujours enfermée. Il proposait ainsi un contre récit poétique et littéraire s’intéressant aux menus événements et à la banalité du quotidien ».
C’est par le choix de ces aventures quotidiennes diverses et en même temps reliées par la ligne du transport en commun que se singularise le film d’Alice Diop. Elle précise l’orientation originale de sa démarche « j’ai relu le livre de Maspéro juste après les attentats de Charlie où j’ai été sidéré comme tout le monde. J’avais conscience de la fracture profonde de la société française (…) je ne parle pas de la montée de l’Islam radicale mais d’idées (…) beaucoup plus souterraines qui pouvaient expliquer ce qui était en train de se passer. Je me suis dit que la manière la plus humble , la plus honnête de voir quelque chose, c’était de retourner dans ces lieux , d’aller traverser la banlieue, ces territoires , sans aucun a priori , sans discours en poche et de me laisser traverser par ce que j’allais voir (…) La compréhension de ce monde là allait advenir non par la maitrise d’un discours sociologique mais par une approche sensible , par les rencontres. En fait , comme si le livre de Maspéro m’avait donné une méthode pour appréhender la banlieue ».
Le temps du regard attentif.
C’est le paradoxe de la temporalité du film d’Alice Diop : les deux heures que dure la projection passent très vite. Et ce parce que la réalisatrice sait nous installer, dès l’ouverture du film, dans sa propre
Temporalité, une lenteur faite d’attention bienveillante à l’autre.
Ainsi de l’ouverture du film : deux personnages, on suppose qu’il s’agit d’un père et son fils, fixent à travers des jumelles quelque chose au loin, à l’orée d’un bois. On est au crépuscule et l’attente est longue , attentive. Soudain une ombre apparait à la lisière, il s’agit d’un cerf que nos deux scrutent attentivement.
Chasse à courre
A la fin du film on retrouve les deux personnages , ils participent en fait à une chasse à courre, avec son rituel désuet et aristocratique. La caméra nous les aura montrés pas seulement comme des prédateurs en quête de sensations fortes, mais aussi comme des amoureux de la nature attentifs à son spectacle.
La séquence qui suit l’ouverture nous immerge dans le quotidien d’un ouvrier immigré mécanicien; puis nous accompagnons une infirmière à domicile visitant des vieillards de plus en plus isolés face à la disparition des services publics. Contraste encore avec la séquence suivante qui nous fait participer à un moment de l’office annuel commémorant la mort de Louis XVI à la basilique St Denis. La caméra s’attarde sur les beaux et royalistes visages de vieillards émus à la lecture du testament du roi condamné.
Le choc des séquences, tout en contraste, nous fait toucher au propos de la réalisatrice. La France c’est cette juxtaposition de réalités , cet assemblage des contraires qui fait un « Nous », malgré tout. « Mon « Nous » est élastique , insiste la réalisatrice, il intègre des gens qui sont loin de mes convictions politiques, de ma vie, et pourtant je les intègre presque par provocation ».
Voyage dans la mémoire.
Le trajet dans l’espace des banlieues se double d’un voyage dans le temps. Alice Diop à la faveur de la redécouverte de petits films familiaux en 8mm, remonte avec avidité dans son passé familial. Découverte bouleversante de quelques fragiles images de sa mère disparue. Comme le Soulignait Susan Sontag dans son beau livre sur la photographie, l’image filmée, au-delà de la représentation, est une incarnation.
Le trajet du RER croise aussi l’histoire avec une étape au mémorial de la shoah de Drancy. où sont lus des extraits bouleversants de lettres de jeunes déportés en attente de leur dernier voyage.
Autre séquence importante de Nous celle qui montre la réalisatrice, pour la première fois à l’image avec l’écrivain Pierre Bergougnioux. Cet autre « frontalier » de la ligne B est , on le sait, un corrézien qui a consacré de nombreux livres aux paysans et aux petites gens de sa terre natale. Comme le souligne justement l’écrivain « en fait le regard en surplomb sur les paysans de Corrèze relève du même mépris que celui des urbains d’aujourd’hui sur les jeunes banlieusards. »
C’est le grand mérite du beau film d’Alice Diop de nous inviter à infléchir ce regard.
Films oubliés
Pour prolonger le travail amorcé avec ces films Alice Diop participe à un ambitieux projet, la Cinémathèque idéale des banlieues du monde. Il s’agit de réunir un fonds des meilleurs documents, documentaires ou fictions, produits à l’échelle internationale : « On a récolté déjà plus de films 450 films , raconte Alice Diop: l’Amour existe de Maurice Pialat , Le Camion de Marguerite Duras , et beaucoup de documentaires notamment les films oubliés du collectif Mohamed comme la Zone et Le Garage ; ce sont des mémoires qui s’ effacent ».
Une tâche impressionnante, mais à la mesure de l’énergie de cette documentariste passionnée.
Nous. Documentaire d’Alice Diop. 1 h 55 min.2021
Le film est diffusée en salle et sera disponible sur Arte qui en est co-producteur.