Le philosophe béninois Paulin Hountondji s’est éteint le 2 février 2024, à Cotonou, à l’âge de 81 ans. On avait pu le croiser en décembre dernier à Paris à la célébration des 40 ans du Collège Internationale de Philosophie, dont il avait été l’un des directeurs de programme de 1986 à 1992. Paulin Hountondji fut aussi au Bénin, Ministre de l’Éducation Nationale de 1990 à 1991 et Ministre de la Culture et de la Communication de 1991 à 1993.
Né à Abidjan en Côte d’Ivoire, cet ancien élève de l’École Normale Supérieure, agrégé de philosophie et docteur ès lettres, développe dès les années 1970 une critique de l’ethnophilosophie. Pour Hountondji un système de pensée traditionnel n’est pas de la philosophie au sens propre du terme. La cosmogonie Dogon peut se comparer aux mythes grecs ou à la genèse, mais certainement pas à la philosophie, entendue comme pensée conceptuelle rigoureuse. Cette distinction lui permet d’attirer alors l’attention sur l’existence, à côté de l’ethnophilosophie, d’une véritable philosophie africaine, qui fait aujourd’hui l’objet de recherches et qui vient enrichir la réflexion des philosophes d’Afrique et d’ailleurs.
Paulin Hountondji déclarait à ce propos, dans une interview (à lire en intégralité ici) datant d’avril 2014 : “Cette philosophie faite par des Africains existe. Comme la philosophie grecque ou allemande – et contrairement à l’ethnophilosophie -, elle ne vise pas simplement à valoriser la pensée dominante ou les visions du monde d’une société. En Afrique comme ailleurs, la philosophie met à distance les pensées ethniques pour en faire un objet de réflexion […] [Et cette philosophie] est aussi vieille que les peuples africains eux-mêmes.”
Nous reproduisons ci-dessous et avec son autorisation , l’introduction que Mme Michèle Gendreau-Massaloux, ancienne Rectrice de l’Agence universitaire de la Francophonie, rédigea au volume par lequel les amis africains de Paulin Hountondji célébraient en 2022 son 80ème anniversaire. Eddy Narbal
« Il y a un avant et un après Paulin Hountondji ».
« Pour quiconque s‘intéresse à la philosophie, en Afrique et ailleurs, il y a un avant et un après Paulin Hountondji. En faisant reconnaître l’Afrique comme « un espace autonome de réflexion et de discussion théorique, indissolublement philosophique et scientifique [1] », il l’a arrachée à sa tentation mimétique, – reproduire la démarche intellectuelle des colonisateurs -, au prix de débats encore vifs et dont se fait l’écho l’hommage qu’on va lire. Cet ouvrage incarné restitue au passage les moments essentiels du parcours du philosophe et rend justice aux multiples orientations de recherche dont il a défini les principes.
On y retrouvera le caractère résolument novateur de ses premiers travaux, remettant en cause les modes de recherche qui travestissaient en forme de philosophie les matériaux de l’ethnologie. Ce faisant, il rendait à la philosophie écrite par des Africains son rôle universel d’outil d’émancipation. Mais si les pistes, complexes et liées à l’action, qu’il a tracées trouvent en ce volume un juste élargissement, ce livre n’élude pas les contestations, les conflits, les débats, toujours inachevés, d’un itinéraire qui s’expose à la critique et en fait le moteur d’un perpétuel approfondissement, en même temps qu’y apparaît clairement la silhouette de celui qui n’a jamais séparé la pensée philosophique de l’engagement. Entré en politique en même temps qu’en philosophie, Paulin Hountondji a su concilier, selon la formule que reprend Paul Christian Kiti, « la pensée de la pratique et la pratique de la pensée [2] ».
Un normalien africain
Son regard malicieux, à l’École normale supérieure déjà, laissait soupçonner que les travaux érudits auxquels il se consacrait avec ses camarades ne lui suffisaient pas. Nous le savions promis au Bénin, et nous ne nous en étonnions pas, tant la condition d’un normalien venu d’Afrique, rare à l’époque, nous semblait justifier le souci de mettre à jour la relation entre traditions intellectuelles et devenir démocratique. Nous pensions à Aimé Césaire, dont il parlait souvent, et si nous trouvions dans le rire et l’humour de notre condisciple de quoi tenir à distance les codes parisiens de notre culture commune, nous mesurions aussi le courage qui allait lui être nécessaire pour revenir et travailler dans son pays, alors que les pratiques de celui-ci, après l’indépendance, ne lui épargnaient pas les violences et les injustices de la domination coloniale.
Ce regard, je l’ai retrouvé quand ancien ministre il a accompagné la rectrice de l’Agence Universitaire de la Francophonie que j’étais, pour un entretien avec le Président Mathieu Kerekou après sa réélection de 2001. À quoi servent les philosophes dans un pays d’agriculteurs et de pêcheurs, demandait, fausse question en forme de provocation, le chef de l’État ? Paulin Hountondji souriait, jetait les bases du Centre Africain des Hautes Études en Sciences Sociales et de son école doctorale, et les thèses se multipliaient…
Il a ainsi créé la dynamique nécessaire à la participation, à armes égales, des Africains au débat intellectuel universel. En même temps, par les tâches politiques auxquelles il participait, il a donné des outils qu’on retrouve à l’œuvre dans les travaux de ses élèves, pour analyser sans complaisance les idéologies qui renforcent les dominations étatiques. On peut dire que de son fait « l’homme africain » n’est plus l’objet du discours philosophique, mais que les Africains en sont aujourd’hui les sujets. Et l’enjeu majeur qu’il a défini comme entrant de plein droit dans le travail philosophique, celui de l’amélioration de la vie sur leur continent, se traduit par le fait que les connaissances endogènes, autant que les sciences et les technologies contemporaines, soient reconnues comme apportant des contributions possibles au développement. La communauté qu’il a su créer est « délibérément tournée vers la résolution de problèmes locaux, ce qui n’exclut pas mais bien au contraire suppose l’effort pour domestiquer, apprivoiser l’universel [3]». Sa posture théorique, qui assimile pour mieux dépasser, s’est avérée fondatrice.
C’est de ce dépassement que rendent compte, dans leur extrême diversité, les contributions du présent volume. Il s’agit pour une part de relever les relations des rationalités mises en lumière par le philosophe avec des penseurs, anciens ou contemporains, ceux de la raison classique – « Dékant », selon le plaisant amalgame de Maurizio Ferraris entre Descartes et Kant –, ceux des années soixante, et en particulier Jacques Derrida, et d’autres plus récents. Ils participent, dans la compréhension qu’en a permis le travail de Paulin Hountondji, à la construction, en Afrique, d’une mise en lumière du rôle du philosophe dans la cité et de la construction des savoirs scientifiques ; ceux-ci comprennent, selon l’expression même du philosophe, « une anthropologie des savoirs traditionnels, une sociologie de la science et une économie politique de la science ». Ainsi se crée une nouvelle tradition scientifique en Afrique, qui intègre de façon critique les savoirs endogènes, « déterrés par la science », retrouve une écriture potentielle sous l’oralité des cultures traditionnelles et, sans tomber dans le relativisme, mène un nécessaire combat pour une justice épistémique.
Elle passe par la réincorporation des cultures orales dans une recherche ouverte dont le niveau le plus profond comprend le savoir initiatique, mode d’archivage secret mais aussi puissant que celui, écrit, des sciences modernes. Assurer la transmission de ces trésors en y découvrant la part de rationalité qui leur donne un caractère de sagesse pratique fait du travail de Paulin Hountondji la voie d’une transmission psychagogique accessible à tous.
Paulin Hountondji a frayé la route de ceux qui redéfinissent la notion de science dans les sociétés indigènes, en montrant qu’on y a accès au savoir progressivement, que la vérité surgit parfois comme révélation, et que la science est un objet dont l’inachèvement est essentiel et qui circule dans l’espace et dans le temps. Les élèves qu’il a formés, les amis qui l’ont suivi et qui s’expriment en cet ouvrage, savent à quel point il a reconnu le caractère productif de rencontres entre scientifiques universitaires et élites traditionnelles, au point que nombre de travaux majeurs venus d’Afrique prennent désormais en compte les connaissances des « technipraticiens » sur la flore, le climat, le nombre, la mesure, pour de substantiels apports à la médecine, à la biochimie, à la botanique, à la climatologie.
Philosophie et science, l’hommage le montre, sont également liées à une nouvelle approche du multiculturalisme et de l’interculturalité des sociétés contemporaines, puisque, la condition humaine étant fondamentalement culturelle, le vivre ensemble implique un apprentissage des relations, pour faire advenir des sociétés plurielles où les différences s’expriment sans violence.Un autre champ de recherche frayé par Paulin Hountondji se dessine alors, celui de l’éducation, qu’il a toujours considérée comme son métier premier d’enseignant. Dans ses traces, ses amis plaident pour qu’en Afrique, s’éloignant des apprentissages formels et détachés du réel, l’instruction publique se donne pour objectif de protéger les enfants des endoctrinements et de les préparer à leur vie d’adulte, et trouve de nouveaux vecteurs de progrès sociétal en utilisant les techniques de la médiation par les pairs, qui apprend à résoudre les conflits et les tensions entre groupes. La musique et la danse sont d’autres moyens concrets de s’initier au partage et à l’approche d’une transcendance humaine. Ils participent à la convergence entre culture de raison et culture de tradition, qui aide chacun à se libérer du dualisme cartésien pour accéder à une représentation de l’unité de la personne. Paulin Hountondji ne m’a-t-il pas invitée à remettre en cause le primat de l’intellect en m’offrant, le jour même où que je participais à l’inauguration de l’école doctorale de Porto Novo, une performance dansée par les descendantes des rois du Dahomey ?
Indissolublement philosophique et politique, la pensée de Paulin Hountondji, telle qu’elle est déployée et prolongée par les contributeurs de ce volume, fait la part belle à la liberté. Liberté individuelle et collective, liberté des peuples accédant à l’indépendance après la colonisation, liberté associée à la justice et à l’égalité, liberté à l’œuvre dans les processus de démocratisation. Mais la démocratie aujourd’hui est mise à mal par les replis identitaires et les revendications communautaires. Une véritable politique, au sens à la fois d’un demos signifiant l’humanité tout entière et d’une exigence éthique universelle, implique un mouvement d’ouverture continue.
Ce mouvement est au cœur de la pratique philosophique de Paulin Hountondji lui-même, et il me semble que l’hommage qui lui est ici rendu s’adresse aussi, implicitement, à son ton personnel, à son style, à sa manière d’être. Ce qui apparaît en creux, et qu’évoque plus clairement le touchant témoignage de son fils, c’est un mélange de fermeté, qu’appuie un usage concis, parfois lapidaire, de la langue orale, portée par les exigences du bégaiement maîtrisé, et une délicate modestie en acte, qui écoute et reconnaît dans tout autre son humanité première.”
Michèle Gendreau-Massaloux
[1] Paulin Hountondji, sous la direction de, La rationalité, une ou plurielle ?, Dakar, CODESRIA, 2007.
[2] Paul Christian Kiti, Philosophie, théologie et politique africaine, Bénin, Star éditions, 2020, p. 32.
[3] In Notre librairie, n°196, 2006.