Deux belles expositions sur les migrations sont présentées à Paris. L’invisibilité de ces aventuriers qu’on ignore trop souvent, voire qu’on rejette, est en partie battue en brêche.
Une première au musée de l’Homme, « Migration, une odyssée humaine », se concentre sur l’histoire des migrations depuis le début de l’humanité et la science.
Une seconde au Musée national de l’histoire de l’immigration, une collection d’art contemporain débutée il y a 20 ans, s’intitule: « Chaque vie est une histoire ». Celle qu’on laisse derrière soi et celle dont on rêve. 200 œuvres, documents d’archives, photographies, vidéos, peintures, objets et récits de migrations donnent un sens à ce lieu voulu il y a maintenant dix ans.
Caroline Chaine
« Comprendre les soubassements des migrations, sortir d’une vision manichéenne et renouer avec la complexité d’un phénomène inhérent au monde vivant sans jugement de valeur ». Telles sont les objectifs de l’exposition pour Gilles Bloch, président du musée de l’Homme à Paris. L’humain migre depuis qu’il existe et aujourd’hui 4 % de la population mondiale vit en dehors de son pays de naissance, soit 325 millions de migrants internationaux sur 8,2 milliards d’habitants. Depuis 10 ans, le nombre de migrants quittant leur pays a triplé en raison des conflits et des crises économiques. Des parcours de plus en plus périlleux et un lien social maintenu aujourd’hui grâce au numérique. La mer Méditerranée est aujourd’hui la plus meurtrière au monde.
Des premières sorties d’Afrique de l’Homo sapiens il y a 300 000 ans jusqu’à aujourd’hui, les trajectoires sont mieux connues du fait des nouvelles méthodes scientifiques. Ils sont arrivés au Proche Orient il y a 200 000 ans, en Europe il y a 50 000 ans et en Amérique du Nord il y a au moins 25 000 ans par le détroit de Behring, gelé. Les humains migrent avec un ensemble d’éléments visibles et invisibles. C’est grâce à l’étude de leurs os, de leur ADN, de leurs outils en pierre, de céramiques qu’ils décorent, de leurs rites funéraires et même des bactéries qu’ils transportent que l’on peut retracer une chronologie de leurs trajectoires.
Notre ADN est la mémoire de notre histoire. Nous avons tous des ancêtres migrants et une origine commune en Afrique. Des mutations accumulées à chaque génération ont créé notre diversité génétique. Aujourd’hui, les séquences d’ADN constituées de lettres sont différentes entre deux humains : 6 millions de lettres différentes sur un total de 6 milliards. À titre d’exemple, on suit la diversité génétique de notre espèce avec le strontium de l’émail des dents ou avec la bactérie responsable des ulcères de l’estomac, Helicobacter Pylori.
Le café « inventé » au Yémen
Aujourd’hui, Il y a une grande diversité géographique, sociale, d’âges et de genres des personnes migrantes. Plus de migrants avec déjà des moyens économiques et un niveau d’étude plutôt élevé, plus de femmes jeunes et près de la moitié des migrations sont intracontinentales. En 2017, on évalue à 89 millions les personnes nées au Sud et qui vivent désormais au Nord, mais aussi à 57 millions celles ayant migré du Nord au Nord et à 97 millions celles ayant migré du Sud au Sud. Les nouveaux pôles d’attractivité sont l’Inde, les Émirats arabes unis et l’Afrique du Sud.
De manière plus quotidienne, notre alimentation nous raconte aussi cette histoire. Le café a été « inventé » au Yémen au XIIe siècle, introduit en Europe par des marchands italiens et développé dans les Antilles et en Amérique du sud avec la colonisation européenne. Le thé, venu de Chine en Europe au XVIIIe siècle, arrive en Inde en 1848 avec les botanistes de la Compagnie des Indes Occidentales. Aujourd’hui, l’Inde est le deuxième producteur mondial de thé. La fraise de Plougastel en Bretagne vient du Chili, au XVIIIe siècle.
Les artistes s’inspirent de notre histoire. Ainsi, le néo-zélandais Zac Langdon-Pole[1], en créant le bol Translatio studii (Revisited), a intégré des cultures lointaines (voir l’image ci dessus) : des tessons de poterie grecque, un morceau d’argile romaine et des éclats de porcelaine anglaise du XIXe siècle. Les agrafes dorées qui les rassemblent témoignent de la richesse de ces rencontres.
Migrants anonymes
Avec « Chaque vie est une histoire[2] », les artistes s’inspirent de parcours individuels qui documentent l’histoire collective pour permettre de « changer les regards ». Tout commence par les lieux que l’on quitte et les chemins que l’on emprunte : les baluchons du Syrien Khaled Takreti, les figures évanescentes égarées dans la nature de Gilles Delmas, les parcours tortueux des exils reportés sur des cartes de géographie de l’artiste franco-marocain Bouchra Khalili. Les grands portraits de Djamel Tatah témoignent de la solitude des adolescents. Julie Polidoro, avec ses images inachevées, montre les invisibles. Les rêves des hommes photographiés de dos au Maroc regardant la mer de Marco Barbon.
Après le voyage, une nouvelle histoire commence. L’arrivée dans la zone à Paris, dans les années 60, autour des fortifications de Thiers, avec les photos de Louis Chifflot. Avec « Climbing down », la promiscuité dans les foyers avec les lits superposés du camerounais Barthelemy Togo. La solitude et la dignité de ceux qui se cachent dans les portraits d’Assaf Shosshan et les Afghans de Mathieu Pernot qui s’isolent entièrement dans leur sac de couchage d’un monde qui ne veut pas les voir. À Calais, avec les photos de Bruno Serralongue, il y a « les clandestins comme des fantômes » dans les terrains vagues de retour de leur tentative quotidienne de traversée. En provenance du Soudan, Altaher, lui, renonce à franchir la Manche après un an et demi de voyage. Dans un campement, il ne sait plus où il veut aller et Bruno Fert, dans « Refuge », saisit la manière dont son colocataire embellit leur cabane.
Le souvenir du pays est toujours très présent. Comment alors garder et transmettre cette mémoire car chaque histoire est importante ? Gaisu Yari, avec « Afghan Voices of hope », collecte les récits familiaux dans le monde entier. Bruno Boudjelal réalise en 2011, avec « Harragas », une vidéo à partir d’extraits de films provenant de téléphones portables de clandestins. Cija Stojka choisit la peinture pour raconter sa famille rom, marchande de chevaux, ayant survécu à trois camps de concentration en Allemagne. Pour Manuel Tavares, ce sont les photos des Portugais des années 60, la valise à l’épaule. Nababin Koné relate dans un seul souffle son voyage entre la Côte d’Ivoire et la France, en 2016, alors qu’il avait 13 ans. La violence, la soif, la peur de mourir.
Chacune de ces vies a une histoire qui mérite d’être racontée et sauvegardée. Dans une carte blanche donnée à Jean de Loisy, associé au commissaire Raphael Giannésini, 13 artistes investissent le Palais avec des créations in situ « convoquant les mémoires de celles et ceux qui aujourd’hui y travaillent ou le visitent ».
[1] Migrations, une Odyssée humaine au Musée jusqu’au 8 juin, museedelhomme.fr
[2] Chaque vie est une histoire, Musée national de l’immigration, palais-portedorée.fr jusqu’au 9 fevrier 2025