De Nouakchott à Tombouctou, l’histoire des Touarègues entre désert et exil

Dans Ressacs, une histoire touarègue, Intagrist el Ansari entreprend un voyage entre mémoire intime et histoire collective, explorant l’exil et l’identité de son peuple. Un documentaire sensible, en écho à Nostalgie de la lumière de Patricio Guzmán, où le désert devient archive vivante.

Certains films ne se contentent pas de raconter une histoire. Ils fouillent, creusent, exhument ce qui risquait de disparaître. Ressacs, une histoire touarègue d’Intagrist el Ansari est de ceux-là. Ce documentaire de 125 minutes ne se présente pas comme un simple récit historique sur les Touaregs, mais comme une lettre intime adressée par un père à son fils, une quête existentielle où l’intime et le collectif se rejoignent. Le réalisateur y explore les traces de son peuple, de sa famille, de sa propre enfance, à travers un voyage qui l’emmène de Nouakchott à Tombouctou, entre désert et exil, entre passé et présent.

Ce dialogue entre mémoire personnelle et histoire collective rappelle un autre grand film documentaire : Nostalgie de la lumière (2010) de Patricio Guzmán. Dans ce chef-d’œuvre, le cinéaste chilien observe le désert d’Atacama, où les astronomes scrutent le passé de l’univers, tandis que, sous le sable, gisent encore les ossements des disparus de la dictature de Pinochet. Comme Guzmán, el Ansari filme le désert comme un immense réservoir de mémoire, où chaque grain de sable porte l’empreinte d’un passé qui ne demande qu’à être retrouvé.

La beauté mouvante du Sahara

Dans Ressacs, la caméra capte  les voiles gonflées par le vent, les dunes parcourues par des silhouettes solitaires. La nature y est un personnage à part entière, à la fois refuge et témoin du drame des Touaregs, un peuple marqué par la colonisation, la sédentarisation forcée, les sécheresses, les rébellions et les exils successifs. Le silence du désert résonne comme celui des victimes oubliées dans Nostalgie de la lumière, et dans les deux films, la caméra est une pelle qui fouille le sol à la recherche d’un passé menacé d’oubli.

Mais plus qu’un simple voyage archéologique, Ressacs est aussi une transmission. El Ansari filme les anciens, les griots, les notables de sa tribu.  Mais il s’adresse aussi à son fils, cherchant à lui léguer un héritage avant qu’il ne s’efface complètement. Cette volonté de raconter pour préserver est au cœur du cinéma de Guzmán, qui, lui aussi, transmet à la nouvelle génération une mémoire occultée par l’histoire officielle.

Les survivants fouillent encore le désert pour retrouver des fragments de leur propre histoire.

Le film oscille entre images d’archives et errance contemporaine, on y voit le réalisateur enfant, interviewé dans un camp de réfugiés il y a plus de trente ans, puis adulte, revenant sur ces lieux de mémoire. Cette confrontation entre le passé et le présent, entre ce qu’on était et ce que l’on est devenu, évoque les survivants de Nostalgie de la lumière, en quète des fragments de leur propre histoire.

Dans les deux œuvres, l’oubli est l’ennemi. Et si le Chili de Guzmán a tenté d’effacer les traces de ses disparus, les Touaregs d’el Ansari, eux, luttent contre une disparition plus lente, plus insidieuse, celle de leur culture, de leur mode de vie, de leur identité mouvante. Dans les camps de réfugiés, les enfants vont à l’école, l’exil devient une nouvelle norme, la survie passe par l’adaptation. Le film ne cherche pas à donner une réponse unique, mais à poser la question fondamentale de la transmission, à savoir ce qui reste d’un peuple quand son territoire se dissout, quand ses traditions sont bousculées, quand son histoire est menacée de silence ?

Ce peuple qui renait

 

La temporalité du film joue également un rôle fondamental. Si Guzmán, dans Nostalgie de la lumière, superposait le passé et le présent en observant le ciel et la terre, el Ansari utilise les ressacs – ces mouvements perpétuels de la mer et du sable – pour illustrer le cycle de l’exil et du retour. Ce va-et-vient est au cœur du documentaire, puisqu’ on quitte un territoire, on tente de s’adapter ailleurs, on revient aux sources pour comprendre ce qui a été perdu. Il y a dans cette oscillation une fatalité, mais aussi une force, celle d’un peuple qui ne cesse de renaître malgré les épreuves.

Le montage alterne ainsi images du passé et visions contemporaines, comme si le temps se repliait sur lui-même. Une des scènes les plus fortes montre le réalisateur errant dans des maisons d’argile à demi effondrées, vestiges d’un monde qui n’est plus. Cette vision fantomatique rejoint les ruines des camps de concentration dans Nostalgie de la lumière, où Guzmán filmait les traces d’une violence d’État. Mais chez el Ansari, cette disparition est aussi liée à la nature elle-même, au vent qui efface, au sable qui recouvre, aux étoiles qui brillent sur un monde en mutation.

Et puis il y a la musique, essentielle dans les deux films. Chez Guzmán, les chants des familles des disparus accompagnent leur lutte pour la mémoire. Dans Ressacs, c’est le blues touareg qui résonne, porté par la voix d’Abdallah ag Al-Housseïni, du groupe Tinariwen, qui chante la douleur de l’exil et la mélancolie d’une autonomie perdue. La poésie du film passe autant par les mots que par les sons, par ces voix ancestrales qui racontent une histoire au-delà du langage.

Ce qui frappe, en définitive, c’est l’humilité du regard d’el Ansari. Il ne cherche pas à imposer une vérité absolue, mais à poser des questions, à montrer la complexité des récits et des identités. Comme Nostalgie de la lumière, Ressacs est un film qui écoute, qui laisse place aux silences, aux doutes, aux interrogations sans réponse.

Dans un monde où l’histoire est souvent racontée par ceux qui ont le pouvoir, le cinéma un lieu où l’on peut réinventer la mémoire. En ce sens, Ressacs et Nostalgie de la lumière ne sont sont des œuvres qui redonnent une voix à ceux qu’on a voulu faire taire.

Et si le désert finit toujours par recouvrir les traces laissées par l’homme, ces films prouvent qu’avec le cinéma, on peut parfois les faire réapparaître.

Intagrist el Ansari, portrait d’un passeur de mémoire

Originaire de la région de Tombouctou, au Mali, et installé en Mauritanie depuis une dizaine d’années, Intagrist el Ansari est réalisateur de documentaires, écrivain et auteur indépendant. Il passe son enfance dans le désert avant d’être contraint à l’exil en France durant plus de dix ans, à la suite des conflits du Nord-Mali dans les années 1990. En 2014, il publie Écho Saharien, l’inconsolable nostalgie, son premier roman. Son travail de documentariste porte un regard attentif sur les cultures nomades sahariennes et leurs transformations. Ressacs, une histoire touarègue est son dernier long-métrage documentaire, une exploration intime et politique de l’héritage touareg.