Le Marco Polo du Roi-Soleil d’Olivier d’Orbcastel dépasse le cadre d’une simple biographie romancée de Jean-Baptiste Tavernier, illustre voyageur et négociant en pierres précieuses du XVIIe siècle. Une chronique de Jean Jacques Bedu, du site « Mare Nostrum »
Olivier d’Orbcastel, Le Marco Polo du Roi Soleil, Erick Bonnier, 24/09/2024, 360 pages, 22€
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C’est une invitation à chausser ses bottes, à sentir la poussière des routes de l’Orient, à humer le parfum des épices et à se laisser éblouir par l’éclat des gemmes. C’est aussi une réflexion sur l’art de survivre dans un monde complexe, où diplomatie et commerce sont inextricablement liés. Dans ce premier tome, le lecteur découvre un héros en devenir, qui apprend à la fois à survivre et à construire son destin. Plus qu’une épopée, le roman se veut le premier volet d’une véritable exploration de l’âme humaine et du monde en pleine mutation du XVIIe siècle.
L‘art de la survie dans l’Europe du XVIIe siècle
Le roman nous entraîne d’emblée dans une Europe déchirée par les guerres de religion et les luttes de pouvoir. Le jeune Jean-Baptiste Tavernier, fils de cartographe, comprend vite que son destin se trouve sur les routes, celles où se négocient les alliances, où s’échangent les marchandises, où se croisent les armées et se chuchotent les secrets d’alcôve. La cour du roi Louis XIII et le Palais de Topkapi à Istanbul sont moins éloignés qu’il n’y paraît ; l’auteur insiste avec subtilité sur le rôle discret, mais crucial des religieux, notamment le père Joseph, l’éminence grise du Cardinal de Richelieu, ou le père Valentin d’Angers qui opèrent en sous-main et tissent en permanence les liens fragiles d’une paix européenne relative.
Jean-Baptiste est doté d’un sens de l’observation inné et d’une volonté inflexible d’évoluer dans ce monde dangereux. Les épreuves et les menaces qu’il affronte sont l’occasion d’affirmer son tempérament de « survivant », au sens noble du terme. L’apprentissage des langues et la capacité à comprendre les usages locaux lui sont une aide précieuse. À l’instar d’un Marcel Proust qui décrypte, des siècles plus tard, les codes du Faubourg Saint-Germain dans sa Recherche du Temps Perdu, Tavernier saisit l’importance de maîtriser les subtilités des relations sociales pour se frayer un chemin dans un monde où tout est interdépendant, et d’abord l’économie et la foi, le commerce et la religion. Son « éducation » est révélatrice du caractère crucial de nouer des alliances au-delà des clivages religieux, voire de s’en affranchir tout à fait. Le commerce, plus que toute autre activité, est affaire de contacts et d’échanges permanents.
L’alliance du négoce et de la foi, pour paradoxale qu’elle paraisse, ne l’est pas plus que l’est pour nous, aujourd’hui, celle du capitalisme et de l’écologie, ou celle de la spéculation financière et de la solidarité internationale. C’est le propre des sociétés humaines que de réconcilier les contraires et de composer avec l’inconciliable apparent. Jean-Baptiste Tavernier nous y invite, à travers ses premiers pas dans l’existence, et l’auteur joue de sa plume enlevée et convaincante.
Constantinople, carrefour des cultures
L’ouvrage prend une autre dimension quand le héros quitte l’Europe et débarque à Constantinople, porte de l’Orient. Là, au contact des Turcs, des Grecs, des Arméniens, des Juifs, Jean-Baptiste va développer ses talents de diplomate et d’homme d’affaires en développant un sens aigu de l’altérité, et en apprenant à composer avec les différences. C’est dans ce brassage de populations qu’il va non seulement perfectionner son turc, mais aussi son arménien. C’est l’occasion, pour le lecteur, d’un dépaysement qui l’interpelle en profondeur, tant l’évocation des us et coutumes, de la culture des peuples qu’il côtoie, est magnifiquement rendue par la richesse des détails qui émaillent le récit, et par la finesse de l’évocation.
Olivier d’Orbcastel n’est pas dupe des clichés orientalistes et se plaît, à l’occasion, à tordre le cou à certaines idées reçues. C’est que Jean-Baptiste Tavernier n’est pas un touriste. C’est un acteur économique qui s’immerge dans un milieu qu’il a compris comme essentiel à ses projets. Le roman rend, de ce point de vue, parfaitement bien compte du talent dont fait montre le héros et de sa volonté sans faille d’apprendre de ceux qu’il côtoie, au-delà de tout jugement hâtif ou a priori. Loin de tomber dans la fascination naïve ou la condescendance facile, Jean-Baptiste comprend vite, par exemple, la place importante qu’occupent les Arméniens, dépositaires d’un héritage et d’un savoir-faire qu’ils entendent préserver envers et contre tout, pour le commerce entre l’Europe et l’Orient. Ce peuple, opprimé mais déterminé, trouve ici un vibrant hommage de la part de l’auteur.
Entre fascination orientale et pragmatisme occidental
De Constantinople à Ispahan, le récit nous entraîne sur des routes souvent périlleuses, au milieu de caravanes où se côtoient marchands, soldats, religieux et aventuriers de toutes sortes. La description des paysages, des cités traversées, des bazars et des caravansérails est saisissante de réalisme, à l’instar du tableau de cette ville-jardin qu’était Ispahan, et de l’évocation, précise et imagée, des mœurs de l’époque. L’auteur utilise habilement les haltes du voyage pour faire ressortir la tension entre pragmatisme économique et la menace permanente que constituent les bandits de grands chemins.
Les rencontres de Tavernier avec les autres marchands, avec les dignitaires ottomans ou perses, avec les religieux et les populations locales, sont l’occasion pour le romancier d’interroger le lecteur sur le regard qu’il porte sur autrui, sur ses motivations, ses préjugés, ses limites. Car, le jeune voyageur fait lui-même ce cheminement tout au long du roman, et la narration qu’il fait de ses sentiments successifs nous rapproche, encore davantage, de ce héros terriblement humain. Sa quête effrénée d’une vie qui soit à la hauteur de ses idéaux et ses principes en font, par ailleurs, une personnalité résolument moderne. Son éducation de protestant le rend imperméable à de nombreuses pratiques superstitieuses que son regard, critique, juge sur le moment, mais il apprend – peu à peu – à faire preuve de davantage de tolérance, en particulier envers les femmes, et à travers elles, il touche du doigt combien l’appréhension d’une société passe par sa culture. Sa découverte des beautés de l’architecture orientale, des étoffes ou de l’art des jardins fait naître en lui une appétence inconnue jusque-là, au point de s’interroger, in fine, sur l’alliance des contraires dans la recherche du Beau et des chefs d’œuvre de l’Humanité. Son apprentissage du farsi le conforte dans son désir de comprendre de l’intérieur les codes qui régissent l’organisation des peuples. Ses réflexions philosophiques et morales l’éloignent des querelles théologiques, entre catholiques et protestants, ou de celles entre chiites et sunnites, au point qu’il recherche l’apaisement dans des échanges nourris avec ses interlocuteurs successifs, même s’il n’est pas dupe de la violence extrême du monde dans lequel il évolue.
Le jeune homme ambitieux du début du roman se transforme, peu à peu, en commerçant avisé, mais surtout en négociateur dont les talents d’écoute, d’observation et de respect d’autrui, y compris de ses ennemis, font une exception dans un monde en pleine ébullition.
un pont entre deux mondes
Le Marco Polo du Roi-Soleil n’est donc pas seulement un roman historique ; c’est une réflexion sur la rencontre des cultures et des civilisations, une interrogation sur le rôle du commerce et des échanges dans la compréhension mutuelle entre les peuples. Et à l’heure où l’Orient et l’Occident semblent parfois s’éloigner l’un de l’autre, l’exemple de Jean-Baptiste Tavernier, qui sut, avec habileté et respect, tisser des liens entre ces deux mondes, résonne particulièrement en nous. En filigrane du récit d’aventures, c’est le triomphe de l’humanisme sur l’intolérance, de la curiosité sur les préjugés, de l’intelligence sur la défiance. Jean-Baptiste, héros dont la droiture n’a d’égale que la persévérance, réussit le prodige de surmonter ses craintes, de dépasser ses préjugés pour finalement, accepter de s’enrichir des différences et en faire son miel, tout en se remettant en cause en permanence.
Comme les plus grands explorateurs qui firent, en leur temps, avancer l’humanité, à l’instar d’un Christophe Colomb ou d’un Jacques Cartier, ou encore d’un Hannon ou d’un Pythéas, le jeune Jean-Baptiste ouvre des voies nouvelles. Nul doute que son parcours personnel est appelé à faire rêver les lecteurs en quête d’aventures mais aussi de valeurs, de principes de vie et de repères, pour s’accomplir au milieu du tumulte de leur existence.
En refermant ce premier tome du Marco Polo du Roi-Soleil, on ne peut s’empêcher de ressentir une pointe de frustration. Non pas celle d’un lecteur déçu, mais celle d’un voyageur qui doit interrompre son périple, alors que la route est encore longue et pleine de promesses. Olivier d’Orbcastel a réussi un tour de force : nous rendre Jean-Baptiste Tavernier si proche, si attachant, que l’on a qu’une hâte, le retrouver pour de nouvelles aventures. Vivement le tome suivant, Golconde, pour repartir avec lui vers l’Orient, ses mystères, ses beautés et ses dangers ! On peut parier, sans prendre trop de risques, que la suite de cette saga sera à la hauteur de nos attentes, tant ce premier opus tient toutes ses promesses et ouvre d’alléchantes perspectives. L’attente sera longue d’ici là, à n’en pas douter…