Une enquête très documentée, « Mafia Africa », décrit pour la première fois la mécanique de ces mystérieuses organisations nées au Nigeria sous l’appellation de « cults ». Cette criminalité organisée, et surtout mondialisée, profite de la crise économique, sociale, pour se répandre à bas bruit de Palerme à Marseille.Une chronique de Xavier Monnier sur « Mafia Africa, les nouveaux gangsters du Nigeria à la conquête du Monde (Flammarion)« , un livre de Celia Lebur et Joan Tilouine
Une affaire sordidement banale. La misère qui exploite la misère. Douze nigérians, condamnés par le tribunal correctionnel de Marseille pour proxénétisme et traite d’être humains en 2021, une peine confirmée en appel. A la barre comme au gré de l’enquête, se dévoile un schéma devenu classique. Recrutement de jeunes filles dans les villages pauvres du Nigéria ou les faubourgs de Bénin City, la promesse d’un emploi de coiffeuse, maquilleuse, ou hôtesse d’accueil en Europe. Et l’odyssée commence sur les routes de la migration qui traverse le désert, l’enfer libyen, la Méditerranée devenue cimetière.
Une fois le pied posé en Europe, le doux rêve d’une vie apaisée s’abîme dans les premiers viols, les premières passes pour 5 euros, 10 euros, 15 euros en vue de rembourser une fantasmatique dette à leurs “bienfaiteurs” et la menace constante de nouvelles violences. Itinéraires de destins gâchés, des faubourgs désoeuvrés du plus grand pays d’Afrique anglophone aux trottoirs européens. Une histoire tant et tant rabâchée?
Des détails cependant alertent de la particularité du dossier. Là où d’ordinaire les Mamas tenaient le haut du pavé, exerçant une emprise mystique sur les femmes grâce au rituel dit du Juju, ce sont des hommes qui majoritairement occupent le box des accusés.. Et sur les écoutes téléphoniques, une affiliation apparaît: ils seraient membres de la Eiye Confraternity. Un filon que la justice n’a pas choisi de creuser.
Le « Cult » du crime
Derrière ce joli nom de confraternité se cache pourtant une forme de nouvelle criminalité venue du Nigéria: les Cults. Reconnaissables à leurs bérets d’une couleur différente selon qu’ils soient Eiye, Black Axe, Buccaneers, Vikings, Jurist, Maphite ou autres, ils constituent. une criminalité organisée mondialisée. Devenant les petits mains des passeurs le long des routes migratoires, les affidés des trafiquants de drogues et des réseaux de revente – de Palerme à Marseille -, ils grandissent, se renforcent en attendant de pouvoir égaler voire surpasser leurs donneurs d’ordre.
C’est sur la piste de ces organisations que se sont lancés Célia Lebur et Joan Tilouine pour écrire Mafia Africa : les nouveaux gangsters du Nigeria à la conquête du Monde (Flammarion). Avec autant d’humilité que de précisions les deux journalistes ont entrepris de dessiner les contours de cette nébuleuse criminelle, de ses racines, de ses forces et de ses développements. Une quête narrée page après page qui passe des quartiers Nord de Marseille aux rivages de Palerme, où les confraternité prospèrent désormais, aux maisons d’esclaves et d’abattages libyen – où ils parquent leurs victimes comme leurs affidés – jusqu’à Benin City, au sud du Nigéria – qui constitue à la fois leur retraite, leur place forte et leur armée de réserve, biberonné à la violence et à la pauvreté.
«Ces cultistes écument les grèves d’Europe avec la même indifférence que l’Amérique du Nord ou l’Asie, ce sont des déracinés qui n’habitent vraiment nulle part, écrivent les auteurs. La géographie et les cultures importent peu. Eux appréhendent le monde comme un terrain de conquête et un vaste marché où le crime est une occupation comme une autre. Ils ne se voient pas comme des migrants misérables, plutôt comme des jeunes gens de leur temps, libéraux et globalisés, indifférents à la pitié de ceux qui veulent les aider (…) La prostitution, la drogue, la cyberfraude, les petites et grandes escroqueries financières, le blanchiment d’argent… Toutes ces activités permettent à leurs disciples en bérets ou en col blanc de naviguer d’un univers à l’autre, d’amasser des petites fortunes et d’étendre un empire criminel désorganisé. Lovés dans les plis oubliés de la mondialisation, on ne les voit pas ou si peu.»
Un rêve de grandeur
La destinée de ces organisations est bien loin de celle dessinée par leurs fondateurs. C’est en effet un futur prix Nobel de Littérature, Wole Soyinka, qui a créé le premier cult en 1952, à l’université d’Ibadan. Son association étudiante, les Pyrates, entendait promouvoir l’excellence, intellectuelle et physique, le panafricanisme, dans des universités en lutte contre la corruption et la violence des gouvernements nigérian de l’après indépendance.
Ce rêve de grandeur se dissémine bien vite dans tous les grands centres étudiants du pays. Et connaît son apogée dans les années 80, quand les cults participent physiquement à la lutte contre la répression. Un combat qui va aussi provoquer tout à la fois leur dévoiement et leur expansion….
« Les régimes militaires ont compris comment acheter ceux que tout le monde appelle désormais les cults ».
« Fortes de leur image de combattants de la liberté, les confraternités s’adaptent dans la clandestinité et attirent des milliers d’étudiants dans une volonté d’expansion de plus en plus affirmée. Mais déjà, certaines se compromettent avec le pouvoir pour de l’argent et des armes, écrivent les deux auteurs de « Mafia Africa ».
Et de poursuivre: « Les régimes militaires ont compris comment acheter ceux que tout le monde appelle désormais les cults. Ils distribuent à tour de bras des liasses de nairas, des calibres, des promesses de petits boulots et, pour les chefs diplômés, des postes à responsabilité. Certains dirigeants d’université aux ordres du pouvoir se montrent bienveillants à l’égard des escadrons cultistes dans lesquels ils piochent leurs gardes du corps. Dans une impunité totale, de nombreux professeurs sont kidnappés en plein campus, arrachés de leur voiture un canon sur la tempe. Les viols se banalisent et les étudiantes se claquemurent dans leurs chambres universitaires à la sortie des cours. «
« Tout comme les militaires s’appuyaient sur la peur, la violence, l’incertitude et l’autoritarisme pour réduire au silence et dominer les masses, les cults pensaient qu’eux aussi pouvaient utiliser ces moyens. Et ils l’ont fait », constate le sociologue nigérian Daniel Offiong.»
À la conquête du monde
Pour recruter toujours plus, gagner en puissance, ces organisations ont commencé de recruter hors de la sphère étudiante des fantassins prêts à tout pour se créer un avenir sinon moins lugubre, du moins plus confortable… Et après avoir débordé des universités, les cults se sont lancés à la conquête du monde. Avec les mêmes recettes.
Mafia Africa : les nouveaux gangsters du Nigeria à la conquête du Monde (Flammarion), de Célia Lebur et Joan Tilouine