Alamût (qui signifie Nid d’aigle) est une forteresse en Perse où un jeune et brillant iranien, Hasan Sabbah fonda, au XIIè siècle, une « secte » issue du chiisme dont les membres furent appelés « ‘Assassins » (ou Hachischins). Leur histoire se déroule dans un Moyen-Orient dominé par les pouvoirs musulmans sunnites, au temps des Turcs Seldjoukides, des Croisés européens, et pour finir, des Mongols qui contribueront à la chute d’Alamut en 1256.
Une chronqiue de Jean Jacques Bedu
Yves Bomati, Les Assassins d’Alamût – Les dessous d’une politique de terreur, Armand Colin, 04/09/2024, 286 pages, 23,90€
Des forteresses imprenables d’Alamût, accrochées aux flancs escarpés des montagnes perses, aux cabinets secrets des puissants de l’époque, l’histoire des Assassins a toujours fasciné autant qu’elle a effrayé. Dans Les Assassins d’Alamût, Yves Bomati nous invite à un voyage vertigineux au cœur de cette histoire, une histoire qui résonne encore aujourd’hui dans les couloirs du temps.
Ce qui frappe d’emblée, c’est la manière dont l’éminent historien déconstruit, strate par strate, la légende noire qui entoure cette communauté ismaélienne. Loin des clichés d’assassins fanatiques et drogués, l’auteur nous révèle la complexité d’un mouvement politico-religieux dont la quête spirituelle s’est conjuguée à une résistance farouche contre les pouvoirs dominants de l’époque. En cela, Yves Bomati nous propose de repenser la notion même de résistance et ses diverses facettes. Tel un architecte, il met à jour les fondations, les murs porteurs et les voûtes d’un mouvement qui a su ériger ses forteresses de foi et de résistance dans un monde en plein bouleversement.
Le temps des fondations (1090-1092)
L’ouvrage d’Yves Bomati s’ouvre sur un tableau saisissant de l’Iran médiéval, un paysage morcelé, un échiquier politique où s’affrontent des forces centrifuges. La période est marquée par la domination des Turcs seldjoukides, sunnites, sur une Perse majoritairement chiite. La décision d’Ḥasan Ṣabbāh de rompre avec les Fatimides du Caire en 1094, jugés trop éloignés de la pureté originelle de l’ismaélisme, apparaît alors comme la pose d’une première pierre, celle d’un édifice dissident qui se construira à l’écart des grands centres de pouvoir. Ce schisme au sein de l’ismaélisme est l’acte fondateur des Nizârites, la branche à laquelle appartiendront les Assassins. L’auteur montre comment ce schisme n’est pas un simple conflit théologique, mais une prise de position politique, une affirmation d’indépendance.
L’installation à Alamût en 1090 est un moment clé de cette histoire. L’historien décrit avec précision comment Ḥasan Ṣabbāh s’empare de cette forteresse, « nid d’aigle » quasi inaccessible, pour en faire le centre névralgique de son mouvement. Ce choix géographique n’est pas anodin. En effet, la forteresse n’est pas seulement un refuge, elle est le symbole d’une vision du monde, d’une théologie politique. Alamût devient un microcosme, une cité idéale où se met en place une organisation sociale et religieuse unique. Tel un architecte visionnaire, Ḥasan Ṣabbāh conçoit Alamût comme un lieu de résistance, mais aussi comme un laboratoire d’idées, un centre de diffusion d’une doctrine réformée.
La déconstruction des mythes occidentaux
L’un des apports majeurs de l’ouvrage d’Yves Bomati est la déconstruction systématique et salutaire des mythes occidentaux sur les Assassins. Tel un archéologue, l’auteur met au jour les fondations fragiles de la légende noire des Ismaéliens nizârites, une légende qui en a fait des figures diaboliques, des fanatiques drogués et sanguinaires. L’auteur s’attaque à ce mythe en remontant aux sources de la désinformation : les écrits des chroniqueurs croisés, des historiens européens, mais aussi des détracteurs musulmans comme Al Ghazali.
Prenons l’exemple de l’étymologie du mot « Assassin ». L’historien démontre que l’association avec le terme haschisch est une pure invention, une construction tardive sans fondement historique. Il cite notamment les travaux de l’orientaliste Silvestre de Sacy, qui dès le XIXe siècle, avait déjà réfuté cette étymologie fantaisiste. Le terme Assassin, écrit Bomati, dérive probablement du nom propre Ḥasa‘ et non d’une quelconque substance hallucinogène. Cette précision révèle une démarche de diabolisation systématique, une volonté de déshumaniser l’Autre en le réduisant à une caricature simpliste et effrayante, qui n’est pas sans rappeler les fake news contemporaines.
L’ouvrage s’attarde également sur les récits exagérés de Marco Polo, qui ont largement contribué à populariser l’image d’un « Vieux de la Montagne » régnant sur une secte d’assassins fanatisés. Yves Bomati, en confrontant les récits du voyageur vénitien aux sources orientales, comme celles d’ʿAṭā Malek Jovayni ou de Rashîd al-Dîn, met en lumière les invraisemblances et les contradictions de ces descriptions. Il démontre que Marco Polo, influencé par les rumeurs et les préjugés de son époque, a largement amplifié et déformé la réalité, participant à une forme de propagande visant à discréditer un ennemi politique et religieux.
Mais l’auteur ne se contente pas de déconstruire, il propose aussi une relecture des sources, une interprétation plus nuancée et plus complexe des faits. Il montre par exemple comment les chroniqueurs occidentaux ont systématiquement occulté la dimension spirituelle et philosophique de l’ismaélisme. En analysant les écrits d’auteurs ismaéliens, l’historien révèle enfin la profondeur et la richesse de cette doctrine, son insistance sur la quête de la vérité intérieure.
Ce travail de déconstruction et de relecture est essentiel pour dépasser les clichés et les stéréotypes. Il nous rappelle que l’histoire est toujours plus complexe que les récits simplificateurs que l’on en fait. En dissipant les brumes de la légende, Yves Bomati nous permet d’apercevoir, derrière les figures mythifiées des Assassins, des hommes en quête de sens, de justice et de liberté. Cette démarche fait de cet ouvrage une contribution majeure à une meilleure compréhension d’une période et d’une culture qui nous restent, à bien des égards, encore trop étrangères. Elle fait écho à l’appel d’Edward Saïd dans L’Orientalisme pour une approche décolonisée et démythifiée de l’Orient.
Les trois piliers de l’Ordre
Yves Bomati consacre une partie importante de son ouvrage à l’explication de la doctrine ismaélienne, un système de pensée complexe, ésotérique, qui s’appuie sur une interprétation allégorique du Coran. Il montre comment Ḥasan Ṣabbāh a réformé cette doctrine, en insistant sur la notion de ta’wîl, l’interprétation spirituelle, et sur le rôle central de l’Imam, guide infaillible vers la vérité cachée. Cette dimension philosophique est essentielle pour comprendre les motivations profondes des Assassins. L’auteur met en lumière les passerelles entre l’ismaélisme et d’autres courants de pensée, comme le néoplatonisme ou le soufisme, démontrant ainsi que les Assassins ne sont pas un mouvement isolé, mais s’inscrivent dans un riche courant intellectuel. Ils sont en quête d’un syncrétisme religieux.
Les forteresses des Assassins ne sont pas de simples refuges, mais des centres de pouvoir, des lieux de formation, des centres administratifs. L’auteur décrit avec minutie l’architecture de ces lieux, leur système de défense, leur organisation interne. Il montre comment les forteresses étaient reliées entre elles par un réseau de communication efficace, permettant une coordination rapide des actions. Ce système peut être comparé à une toile d’araignée, dont Alamût serait le centre, un réseau qui permet aux Assassins de contrôler un vaste territoire et de défier les pouvoirs en place. À l’instar de la guérilla contemporaine, la stratégie de la secte repose sur la mobilité, la surprise et la connaissance du terrain.
Les fidâ’îs, guerriers dévoués corps et âme à la cause ismaélienne, sont sans doute l’aspect le plus fascinant et le plus controversé de l’organisation des Assassins. Yves Bomati déconstruit le mythe des « assassins drogués », en expliquant que leur dévouement absolu provient d’une formation rigoureuse, d’une discipline de fer et d’une foi inébranlable en la justesse de leur cause. Leur méthode d’assassinat ciblé, souvent en public, vise à frapper les esprits, à semer la terreur parmi les ennemis. Cette stratégie n’est pas sans rappeler celle de certains mouvements terroristes contemporains, qui cherchent à maximiser l’impact psychologique de leurs actions. L’auteur souligne cependant une différence fondamentale : les Assassins s’attaquaient uniquement à des figures de pouvoir, jamais à des civils innocents.
L’héritage et les résonances contemporaines
Contrairement à une idée reçue, les Ismaéliens nizârites n’ont pas disparu avec la chute d’Alamût en 1256. L’historien retrace la destinée de cette communauté après la destruction de son centre, montrant comment elle a survécu, s’est adaptée, s’est transformée. L’actuel Aga Khan, chef spirituel des Ismaéliens nizârites, est un descendant direct de cette lignée. Cette persistance à travers les siècles témoigne de la force et de la résilience de cette communauté, capable de se réinventer tout en préservant l’essentiel de son identité.
L’influence des Assassins sur la pensée musulmane est un sujet complexe et controversé. Yves Bomati aborde cette question avec prudence, soulignant que l’ismaélisme nizârite a contribué à enrichir le paysage intellectuel et religieux de l’islam médiéval. Leurs idées ont influencé certains courants soufis et ont alimenté les débats théologiques de l’époque. L’auteur met également en lumière l’importance de la notion de ta’wîl dans la pensée ismaélienne, une notion qui continue d’inspirer certains penseurs musulmans contemporains en quête d’une interprétation plus ouverte et plus spirituelle du Coran.
Comme nous l’avons vu, l’un des apports majeurs de l’ouvrage est la déconstruction systématique des mythes occidentaux sur les Assassins. L’auteur démontre comment ces mythes ont été construits, propagés et instrumentalisés par les croisés, puis par les orientalistes européens. Il montre comment la réalité historique a été déformée, simplifiée, caricaturée pour faire des Assassins des figures de l’altérité absolue, des barbares sanguinaires et irrationnels. Cette déconstruction est essentielle pour comprendre comment se forgent les stéréotypes et comment ils peuvent être utilisés pour justifier des politiques de domination et d’exclusion. Elle nous invite à une lecture critique des sources et à une approche plus nuancée et plus complexe des cultures et des civilisations différentes de la nôtre.
Les Assassins d’Alamût d’Yves Bomati est bien plus qu’un simple récit historique. C’est une plongée fascinante dans un univers complexe, un voyage à travers les méandres d’une histoire méconnue et souvent déformée.
L’ouvrage est une invitation à repenser notre compréhension du Moyen-Orient médiéval, à dépasser les clichés et les stéréotypes pour embrasser la diversité et la complexité des cultures et des civilisations qui ont façonné cette région du monde. C’est aussi une réflexion sur les relations entre islam et politique, sur les différentes interprétations du message coranique et sur les formes de résistance qui ont émergé au cours de l’histoire.
En déconstruisant la légende noire des Assassins, Yves Bomati nous offre une clé de lecture précieuse pour comprendre les enjeux actuels du Moyen-Orient et pour dialoguer avec un monde musulman pluriel, loin des caricatures et des simplifications hâtives. Son œuvre est une contribution majeure à l’histoire de l’ismaélisme et, plus largement, à l’histoire des idées et des mouvements religieux. Elle nous rappelle que l’histoire est toujours plus complexe, plus riche et plus surprenante que les récits simplificateurs que l’on en fait parfois. En refermant ce livre, on ne peut s’empêcher de méditer sur cette phrase de Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal : « Celui qui lutte contre des monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Et quand ton regard pénètre longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi, pénètre en toi. » Une mise en garde contre les dangers d’une vision manichéenne du monde, une invitation à la nuance et à la complexité, que l’ouvrage fondamental d’Yves Bomati illustre magistralement.