L’historien Mathias Bernard raconte sur le site « The Conversation » les rôles joués par Gabriel Attal et Gérard Larcher dans le nouveau gouvernement de Michel Barnier formé « dans la douleur » d’après la Une du journal Le Monde. Voici les extraits d’un entretien mené avec cet universitaire par un historien de l’ Université Clermont Auvergne (UCA)
Vous avez analysé pour nous dans une précédente interview la liste des ministres pressentis. Nous connaissons maintenant la composition de ce nouveau gouvernement, qui est très étoffé, avec 39 ministres. Comment le définiriez-vous ?
Il est difficile de définir ce gouvernement. Ce n’est pas un gouvernement de coalition au sens où on peut l’entendre dans d’autres pays, notamment en Allemagne, où, quand on parle de coalition, il s’agit d’un rassemblement assez large de forces politiques. Ici, nous sommes sur une alliance ; ce gouvernement repose sur une alliance entre deux sensibilités politiques qui, dans l’histoire de la Ve République, ont souvent gouverné ensemble : le centre et la droite. Mais il y a quand même quelque chose d’un gouvernement de coalition dans le fait que ces deux forces politiques étaient, depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 et jusqu’à ces derniers mois, dans deux camps opposés. LR – et en particulier Bruno Retailleau, un des ministres qui vont être le plus en vue – a combattu fortement le macronisme. Il y a des oppositions idéologiques fortes entre le bloc macroniste et LR, sur l’évolution des mœurs, les questions sociétales, ou la question du rapport à la nation et à l’Europe.
Ainsi ce n’est pas un gouvernement classique qui associerait deux forces politiques relativement similaires – ce qui a été jusqu’alors le cas sous la présidence Macron –, mais un gouvernement qui suppose une forte dose de compromis. D’où d’ailleurs la longueur des tractations.
Et la survie de ce gouvernement dépend de l’abstention des députés RN, puisque la gauche va le censurer.
On constate l’absence de visages connus des Français et l’absence de poids lourds comme Laurent Wauquiez, Gabriel Attal, Xavier Bertrand ou Gérald Darmanin. Cela signifie-t-il que c’est un gouvernement faible politiquement ?
C’est vrai que c’est une des caractéristiques de ce gouvernement. En tout cas, cela marque une rupture, y compris par rapport aux gouvernements précédents de la présidence Macron qui intégraient des personnalités de la société civile. Et il faut rappeler que les premiers gouvernements de la présidence Macron comptaient des « poids lourds » de la vie politique (Bruno Le Maire, Gérard Collomb, et même François Bayrou en mai 2017) ou de la société civile (Nicolas Hulot). Là on voit bien qu’on n’y est pas. Cela traduit la volonté du premier ministre d’assurer son autorité, de montrer qu’il est le chef, sachant qu’il doit composer avec un président qui entend user de toutes ses prérogatives, et avec les chefs des groupes parlementaires de sa majorité relative, Gabriel Attal et Laurent Wauquiez, qui sont précisément des « poids lourds ». Alors si en plus il devait composer avec de fortes têtes au sein de son gouvernement, cela aurait pu lui poser des difficultés en termes de légitimité.
Mais l’absence de poids lourds au gouvernement n’est pas forcément source de faiblesse, parce qu’elle renforce la légitimité et l’autorité du premier ministre, qui doit pouvoir s’imposer aussi bien face au président de la République que face aux responsables des partis politiques et des groupes parlementaires.
Rachida Dati fait figure d’exception, puisqu’elle a gardé son portefeuille à la Culture…
En effet, et ce maintien permet d’adresser des signaux à l’opinion publique. Dans la manière de constituer ce gouvernement, les discussions sont restées plutôt en circuit interne. Or Rachida Dati est une personnalité qui est plutôt connue et populaire. Son maintien et celui de Catherine Vautrin, qui, elle, change de portefeuille, montrent aussi qu’il y a une certaine continuité au sein de ce gouvernement, notamment avec des personnalités LR qui ont été récemment ralliées à la macronie, comme Catherine Vautrin et Rachida Dati cet hiver 2023/24.
Ainsi on n’est pas dans une rupture mais plutôt dans la continuité d’un processus de rapprochement progressif entre la macronie et LR. Ce rapprochement a été heurté et chaotique, mais progressif. Il a commencé avant la séquence électorale qui nous a occupés au début de l’été dernier.
Plusieurs ministres viennent du Sénat, comme Bruno Retailleau, nommé à l’Intérieur qui était le président du groupe LR, ou François-Noël Buffet, nommé à l’Outre-mer. Que nous dit cette forte influence de la chambre haute du parlement ?
Oui, effectivement, on voit bien que le Sénat, dans toute la séquence, y compris avant même la nomination de Michel Barnier, a joué un rôle important. On pourrait ajouter aux éléments que vous donnez le poids personnel de Gérard Larcher : le président du Sénat a eu une influence forte dans l’ensemble du processus, y compris dans le rapprochement des 2 forces politiques. Je pense qu’il a joué le rôle de trait d’union entre la macronie et LR.
Michel Barnier sait aussi que c’est au Sénat que ce gouvernement va trouver la majorité et le socle politique les plus solides. À l’Assemblée nationale, il n’y a pas de réelle majorité, ni pour le gouvernement actuel, ni pour une opposition cohérente. Donc je pense que le pari qui est fait par l’exécutif, c’est que finalement, face à une assemblée qui risque d’être cantonnée à une forme d’impuissance, le Sénat peut jouer un rôle plus important qu’habituellement, justement par le fait qu’il constitue l’un des rares pôles de stabilité dans le paysage institutionnel actuel.
Ce nouveau gouvernement compte une seule figure de la gauche : Didier Migaud, qui est nommé Garde des Sceaux. Est-ce une caution morale ?
Didier Migaud vient de la gauche, mais il n’était plus dans la politique partisane et dans l’affrontement politique depuis presque quinze ans. C’est une personnalité intéressante, à la fois par son long passage à la présidence de la Cour des comptes, et puis aussi parce qu’il avait été le premier à tester l’innovation qui avait été mise en œuvre par Nicolas Sarkozy, consistant à confier la présidence de la commission des finances de l’Assemblée nationale à un député de l’opposition. Il a eu un rôle d’articulation entre une majorité et son opposition, même si c’était entre 2007 et 2010, où le contexte était différent. L’intérêt de sa nomination, pour Michel Barnier et Emmanuel Macron, c’est d’avoir quelqu’un qui a la capacité à travailler en interface avec différentes forces politiques. Didier Migaud a une légitimité personnelle forte. Ce qui va être étudié et observé, c’est l’improbable duo qu’il va devoir constituer avec Bruno Retailleau. Car on sait bien que notamment sur la politique de sécurité, le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Justice doivent avoir un minimum de cohérence. Et nous avons là, finalement, les deux personnalités qui sont aux pôles les plus opposés de ce gouvernement. Didier Migaud est le plus à gauche, Bruno Retailleau est le plus à droite, et ils se retrouvent quand même sur des fonctions qui doivent être très articulées. On peut peut-être y voir une volonté de Barnier de neutraliser le poids de Bruno Retailleau. C’est une manière de limiter son périmètre. Ce n’est pas neutre, on aurait pu imaginer Didier Migaud à un autre poste.