Sous le nouveau pont de Yopougon qui dresse ses immenses ciseaux en béton au-dessus de l’ex-quartier Boribana (fin de course en langue malinké, ndlr), des dizaines de familles déguerpies tentent d’y élire domicile. Soit à seulement quelques mètres de l’ancien quartier qui a été déguerpi le 8 janvier dernier. Ce jour-là, des milliers d’habitants, le baluchon sur la tête et entourés d’une ribambelle d’enfants ont été obligés de plier bagage pour une destination inconnue. Une partie de ceux qui sont restés squattent toujours dans les restes de l’école primaire publique avec ses toilettes hors-d’usage.
Par Batti Abouè
Avant Boribana, c’est à Yopougon, au quartier Gesco que les graders du ministre-gouverneur, Cissé Bacongo, avaient atterri un matin du jeudi 28 mars 2024. « Ils m’ont donné trente minutes pour éteindre les fours de ma boulangerie », se souvient un homme, la quarantaine, qui dit avoir tout perdu ce jour-là. Comme lui, des milliers d’autres habitants qui se réveillaient de bonne heure se sont retrouvés nez à nez avec les machines du District d’Abidjan qui ont aussitôt foncé sur leurs maisons. Même une école secondaire où étudiaient 800 élèves dont plus de la moitié sont des affectés de l’Etat a été démolie. Plus tard, Cissé Bacongo a reconnu avoir détruit l’école par erreur mais le mal était déjà fait.
Des gravats comme lit
Alors que le spectacle d’anciens propriétaires couchés dans les gravats de ce que furent leurs maisons a choqué le pays, les déguerpissements n’ont pas cessé. En présence de Cissé Bacongo qui se fait rarement raconter ces scènes, ceux-ci ont été plus violents dans les autres quartiers tels qu’Adjamé, Cocody ou encore Marcory où sous la menace des graders, les habitants ont ramassé ce qu’ils pouvaient encore sauver.
Des fois, il arrive que le ministre-gouverneur commente lui-même ces scènes sur ses réseaux sociaux. Il rappelle alors à qui peut encore l’entendre que les grands pays sont passés par là. La Côte d’Ivoire rêve en effet d’être une capitale féérique à l’image des grandes capitales occidentales et arabes. Ainsi, pour mériter son nom de « Perle des lagunes », Abidjan se développe à une vitesse grand V ces dernières décennies grâce à l’effet conjugué du boom immobilier porté essentiellement par le secteur privé et la demande en logements qui se situe entre 500.000 et 600.000 logements par an.
Chaque jour, de nouveaux quartiers apparaissent mais sans réellement atténuer la demande. Car Abidjan abrite 6 millions de personnes sur les 25 millions d’habitants que compte la Côte d’Ivoire, dont 80% sont en location contre 20% seulement qui sont propriétaires. En raison de ces évolutions, la capitale ivoirienne se classe désormais parmi les trois villes les plus chères du continent et même si la pauvreté y est officiellement de 40% en 2020, l’inégalité d’accès à l’éducation et à l’eau potable, la corruption endémique et les disparités sociales ont un impact sur la crise du logement. Environ 1,2 million de personnes sont en effet obligées de vivre dans des maisons construites en banco ou en tôles de seconde vie dans un environnement insalubre, ces quartiers étant construits en dehors des règles d’urbanisme et dans une totale anarchie.
Où sont passés les 32 milliards ?
Abidjan compte 132 quartiers précaires que le gouvernement avait prévu de restructurer grâce à un programme dénommé « Projet d’aménagement des quartiers restructurés d’Abidjan (PAQRA) » d’une valeur de 32 milliards. Ce plan devait améliorer la qualité de vie de 300.000 personnes réputées les plus vulnérables. Le quartier Gesco, sis à Yopougon, déguerpi sans ménagement le 29 mars 2024, était prévu sur cette liste. Mais après l’annonce faite le 8 mars 2023, il a été démoli avec d’autres quartiers dans les conditions relatées plus haut. Nul ne sait en revanche ce qu’il est advenu des 32 milliards annoncés par le gouvernement.
Ce programme devait être financé par l’Agence française de développement (AFD), dans le cadre du Contrat de désendettement et de développement (C2D). Sur cette base, des études de faisabilité avaient été réalisées pour définir un cadre d’intervention cohérent, concerté et efficace permettant d’ériger « un habitat plus moderne et en cohérence avec l’évolution du temps et des exigences d’urbanisme », avait relevé le ministre de la construction Bruno Koné. Le quartier Gesco devait même bénéficier de voies bitumées d’une longueur de 9Km, de la construction d’une école de six classes, de deux terrains de sport, des ouvrages de drainage, d’un centre de transfert des ordures ménagères et offrir un accès aux services urbains de base afin de contribuer à changer le quotidien de ces populations.
Les nouvelles promesses du gouvernement
Mais, finalement, aucune de ces promesses n’a été tenue. En revanche, voyant que la colère grandissait autour de ces déguerpissements, le gouvernement ivoirien s’est lancé dans une autre promesse, lors d’un conseil des ministres tenu le 13 mars dernier. Celle-ci prévoit un soutien financier de l’Etat d’une valeur de 250.000 fcfa (417 $) par ménage pour toutes les personnes déguerpies, soit une enveloppe de 697 millions fcfa (1,16 million $). D’ailleurs, selon le porte-parole du gouvernement, Amadou Coulibaly, « un site potentiel pour le recasement a déjà été identifié ». Et pour viabiliser le terrain, des travaux d’urgence d’aménagement de voies, d’adduction en eau et en électricité seront lancés incessamment pour un coût global de 15 milliards fcfa. Plus d’un mois plus tard, aucune de cette nouvelle vague de promesses n’a connu un début de réalisation. Le nombre des déguerpis n’est pas connu et encore moins le site de recasement. Quant au soutien financier, il n’est toujours pas sorti des caisses du gouvernement.