En 2024, l’Union européenne annonce un financement de 210 millions d’euros pour aider la Mauritanie à contrer le départ des migrants africains qui traversent le fleuve Sénégal, frontère sud du pays (voir l’image ci dessus). Résultat : depuis le début de l’année 2025, Nouakchott a intercepté plus de 30 000 candidats aux voyages périlleux vers l’Europe, via les îles Canaries, et démantelé près d’une centaine de réseaux de passeurs.
Ian Hamel, envoyé spécial en Mauritanie

Boulevard maritime à Nouadhibou, à la frontière avec le Sahara occidental, le restaurant espagnol Galloufa affiche complet. Ce n’est pas seulement pour ses excellents plats de poissons et ses langoustes grillées. Ni même pour son Pago de los capellanes, un vin de la Ribera del Duero. Une exception dans cette république islamique où la vente et la consommation d’alcool reste illégale. Mais Madrid n’est-elle pas l’invitée d’honneur de la cité portuaire du Nord de la Mauritanie ? Cette semaine, la presse locale félicite la gendarmerie mauritanienne d’avoir démantelé « un réseau criminel spécialisé dans l’organisation et la préparation d’opérations d’immigration clandestine à travers les eaux territoriales mauritaniennes ». Elle rappelle que la Garde civile espagnole a bien joué un rôle dans ces arrestations.
« Les pêcheurs ne supportent plus de remonter dans leurs filets des cadavres de migrants. Ces trafics constituent une menace sécuritaire et humanitaire », lâche un habitué du restaurant Galloufa. Pour illustrer le drame, une photo montre une chaussure à moitié enfouie dans le sable. A Nouadhibou, capitale économique du pays, habitée par un quart d’étrangers, chacun évoque anonymement ces départs en mer sur des embarcations pneumatiques surchargées, l’agonie des malheureux sans eau ni nourriture après une panne de moteur, les disparus en mer. En revanche, les autorités ne se bousculent pas pour revendiquer l’arrestation et le refoulement des migrants, ni pour évoquer les centres de rétention de Nouakchott et Nouadhibou financés par l’UE à hauteur de 500 000 euros.
Le quotidien Le Monde, en partenariat avec le site d’investigation Lighthouse Reports, a consacré deux pages au drame des exilés en route vers l’Europe. Il raconte que les malheureux « sont arrêtés par centaines et éloignés vers des zones isolées au Maroc, en Tunisie et en Mauritanie, au prix de violations des droits humains, et avec des moyens alloués par les Vingt-Sept » (1).
La Mauritanie subventionnée par Bruxelles

De son côté, le Mali s’indigne des violences subies par des centaines de ses ressortissants en Mauritanie, et demande la cessation immédiate de cette « violation flagrante des droits humains ». Le Sénégal affirme accueillir des centaines de ses citoyens « expulsés de Mauritanie », et dénonce les conditions de vie « extrêmement difficile dans ce « pays de transit ». Réaction du directeur du journal mauritanien Le Calame : « Du jour au lendemain, notre pays, jadis terre d’accueil, se serait transformé, selon certains, en enfer pour les étrangers d’Afrique subsaharienne, désormais maltraités, frappés, délestés de leurs biens et expulsés sans ménagement dans d’horribles conditions ».
Selon le journaliste Ahmed Ould Cheikh, Nouakchott, confrontée à un flux incessant d’immigrés, a simplement exigé des étrangers « de se mettre en règle vis-à-vis de la loi », ajoutant que ceux qui s’y sont conformés « exercent leurs activités en toute quiétude » (2). On l’a compris, en Afrique, il n’est pas bien vu de passer pour le gendarme de l’Europe, et d’être accusé de se salir les mains à la place des pays du Vieux Continent. Un boulot de gendarme correctement rémunéré : le 8 février 2024, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, annonçait depuis la capitale mauritanienne un soutien de 210 millions d’euros pour aider le pays à contrer le départ des migrants.
En février 2025, Joaquin Tasso Villalonga, l’ambassadeur de l’Union Européenne, rappelait que la Mauritanie était aujourd’hui « l’un des partenaires stratégiques majeurs de l’UE en Afrique, tant par le niveau des financements engagés que par la diversité des domaines de coopération ». En mars, Bruxelles a encore sorti de sa poche 20 millions d’euros pour aider la Mauritanie à renforcer sa lutte contre le terrorisme et le contrôle des flux migratoires. Nouakchott n’est, en fait, qu’un pays de transit pour les migrants venus d’ailleurs. Pour preuve, à peine 6 % de ceux qui atteignent les Canaries sont de nationalité mauritanienne.
La mort de 10 000 migrants
Pourquoi cette lune de miel soudaine entre l’UE et la Mauritanie ? Jusqu’à présent, les migrants passaient principalement par la Libye et la Tunisie pour rejoindre l’Europe. Depuis, ces deux pays ont engagé (contre subsides de la part de l’Europe) des politiques de plus en plus restrictives. Résultat, les flux migratoires ont basculé de la mer Méditerranée à l’océan Atlantique. Pour les candidats au départ, le premier objectif à atteindre n’est plus l’île italienne de Lampedusa, mais l’archipel des Canaries. Entre 2022 et 2024, les arrivées sur les îles espagnoles sont passées de 15 000 à 47 000. Pourtant, les distances sont plus longues (un millier de kilomètres) et l’Atlantique nettement plus dangereux que la Méditerranée.
Grosse surprise : les migrants ne sont pas uniquement Africains (Sénégalais, Guinéens, Burkinabés), mais aussi Asiatiques. Une embarcation partie de Mauritanie le 2 janvier dernier avec 86 personnes à bord, a dérivé pendant treize jours. Les secours n’ont pu sauver que 36 survivants… dont 22 Pakistanais. Un réseau de passeurs opérerait depuis le Gujarat. La publication Info Migrants parle aussi d’Afghans, de Bangladeshis, de Yéménites. Mais elle ne précise pas comment ces Asiatiques parviennent à traverser l’Afrique.
« La mortalité est exponentielle », assure Médecins sans frontières, qui découvrent dans les canots à la dérive, parmi les rescapés, des femmes enceintes et des mineurs. Pour l’ONG espagnole Caminando Fronteras se serait la route de l’exil « où le taux de mortalité est le plus élevé ». Autour de 10 000 migrants auraient péri dans l’Atlantique l’année dernière. La traversée serait plus courte en partant du sud du Maroc ou du Sahara occidental, mais la côte est davantage contrôlée par les forces marocaines. Pour cette raison, les candidats au voyage préfère la Mauritanie, quasi-désertique (4 millions d’habitants sur un million de km2).
Des checkpoints à l’infini

Il est facile d’imaginer les répercussions sur le tourisme aux Canaries quand des pirogues, avec à son bord des corps brûlés par le soleil, parfois d’enfants, échouent sur les plages bordées de grands hôtels. Pedro Sanchez, le Premier ministre espagnol a pris le chemin de Nouakchott en août 2024 pour signer avec Mohamed Ould El-Ghazaouani, le président mauritanien, un texte afin d’« œuvrer ensemble à la promotion de migrations sûres, ordonnées et régulières ». Par ailleurs, l’Espagne s’est engagée à verser dix millions d’euros par an pour la formation et l’équipement des garde-côtes mauritaniens. En février dernier, Fernando Clavijo, le président du gouvernement des Canaries, accompagné d’une délégation de 70 personnalités, a été pratiquement reçu comme un chef d’État dans la capitale mauritanienne.
Tout le long du littoral, de Nouakchott à Nouadhibou (480 kilomètres), comme de Nouakchott à Rosso, à la frontière avec le Sénégal (205 kilomètres), Mondafrique a pu constater (et subir) le nombre incalculable de checkpoints tenus par la police et la gendarmerie. Les étrangers doivent chaque fois montrer leurs passeports, que les forces de l’ordre prennent la peine d’examiner après vous avoir dévisagé. Pour les bus, souvent bondés, à chaque arrêt, tous les passagers sont tenus de descendre. Et le scénario se renouvelle vingt kilomètres plus loin. L’Union européenne peut être rassurée, la Mauritanie fait bien le job. Mais le fait-elle en respectant les droits de l’homme ?
Une guerre contre la corruption
Bref, cela ne rigole plus du tout pour les étrangers sans visa. Il en est fini de la politique de tolérance observée jusqu’alors à Rosso. Les sans-papiers sont systématiquement arrêtés et expulsés. Dans Le Monde, le coordinateur local d’une organisation humanitaire assure que « des dizaines de personnes [sont] refoulés sans ménagement » (3). Une femme raconte à RFI qu’elle a été expulsée malgré sa grossesse et sa fille de deux ans. Arrêtée chez elle, elle aurait été menottée, gardée une semaine en prison et toutes ses affaires auraient été volées (4). Abdoulaye Diallo, président de l’association Ensemble pour un avenir meilleur, à Nouakchott, raconte que « la police arrête même des hommes lorsqu’ils vont au travail ».
Nous n’avons pas été témoin de scènes de violence. Toutefois, les autorités ne nous ont pas facilité la tâche pour assister notamment au va-et-vient du bac sur le fleuve Sénégal, qui sépare la Mauritanie du Sénégal. Nous avons aussi pu constater des cas de corruption par les forces de l’ordre. Ce qui nous laisse à penser que certains fonctionnaires, contre des bakchichs, fermeraient les yeux sur des embarcations transportant des migrants lorsqu’elles prennent le large. Sidi Mohamed Ould Cheikh Ould Beida , l’inspecteur général de l’État, a annoncé le 13 mai dernier que des travaux « sont en cours pour élaborer des cartes précises des risques de corruption dans un certain nombre de secteurs prioritaires ». Il répond à l’appel du président Mohamed Ould El-Ghazaouani qui assure que « notre guerre contre la corruption sera décisive et implacable ».
- Nissim Gasteli, Maud Jullien, Andrei Popoviciu, et Tomas Statius (Lighthouse Reports), « Au Maghreb, l’UE aide à refouler les migrants dans le désert », 22 mai 2024.
- « En toute bonne foi », 9 avril 2025.
- Abbas Asamaan, « En Mauritanie, la pression de l’UE complique la vie des migrants », 28 mars 2025.
- Léa-Lisa Westerhoff, « A Rosso, au Sénégal, des migrants subsahariens trouvent refuge après leur expulsion de Mauritanie », 18 mars 2025.