Le terme « historique » n’a rien de galvaudé pour qualifier la manifestation qui s’est déroulée mardi à Gabès, dans le Sud tunisien.
Plusieurs dizaines de milliers de personnes, probablement au moins 40 000, pour une ville de 120 000 habitants, ont répondu à l’appel du collectif « Stop Pollution », avec pour mot d’ordre « Le peuple veut le démantèlement des unités » [du Groupe chimique tunisien]. Ce qui en fait la plus grande manifestation de l’histoire du pays. Même, en janvier 2011, pendant la révolution, les manifestations les plus importantes à Sfax, le 12 janvier, et à Tunis le 14, n’ont pas rassemblé la moitié de cette foule. Le même jour, l’appel à la grève générale lancé par le syndicat UGTT a été massivement suivi et transformé Gabès en « ville morte ». Les forces de l’ordre étant restées quasiment invisibles, la journée s’est déroulée sans heurt.
À l’origine de cette mobilisation exceptionnelle, la frustration accumulée depuis plusieurs années en raison de la pollution de l’air et des fonds marins par les rejets du complexe industriel du Groupe chimique, installé à Gabès depuis 1972, pour transformer le phosphate extrait à Gafsa. Une série de fuites toxiques depuis le 9 septembre a exacerbé la colère. Face à une mobilisation de cette ampleur, le pouvoir politique ainsi interpellé ne pouvait que réagir.
Kaïs Saïed contre « les traitres »
Au milieu de la nuit, la présidence a publié la vidéo d’une allocution du Président Kaïs Saïed devant une cheffe du gouvernement, Sarra Zâafrani Zenzri, plus qu’éteinte, mutique. Résumée à l’essentiel, l’intervention jugée confuse du Chef de l’État a consisté, après avoir reconnu la légitimité de la revendication, à imputer les retards dans les réparations depuis 2013 à des « traîtres » de l’intérieur alors que les nouveaux équipements auraient déjà été livrés, les dysfonctionnements à la corruption de certains cadres qui cherchent à affaiblir le Groupe chimique en vue de sa privatisation et l’agitation populaire à l’influence de Georges Soros…
Le tout au milieu de références à un obscur poète arabe du VIIe siècle ou à un journal français inconnu…
Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette réponse est accueillie avec scepticisme et qu’elle est loin de répondre aux attentes de la population. L’État s’était engagé en 2017 à démanteler et à relocaliser les installations polluantes à l’écart de zones habitées. Une solution qui n’est plus à l’ordre du jour.
La réponse présidentielle déplace à présent un problème écologique et industriel local vers une dimension plus politique et nationale. En mobilisant une fois de plus le registre du complot d’agents étrangers, Kaïs Saïed alimente la défiance et renforce un climat répressif. Des informations judiciaires ont été ouvertes ces derniers jours contre les associations qui ont reçu des financements d’Open Society, la fondation de George Soros, durant la transition démocratique, laissant craindre un nouveau tour de vis contre le monde associatif et ses dirigeants.
Si, pour le moment, la manifestation de Gabès n’a pas trouvé des prolongements dans le reste de la Tunisie, elle témoigne de la protestation grandissante de la population contre un pouvoir démuni face à la crise économique et lancé dans une fuite en avant autoritaire.
La ville de Gabès dans le Sud tunisien suffoque et se soulève