Dans un climat saturé de bruits de bottes et d’exactions, la mort subite et inexpliquée, le 23 février 2022, du journaliste centrafricain Jean Sinclair Maka Gbossokotto, est survenue comme un point d’acmé dans la dérive autoritaire du régime de Bangui.
Un article de Frédéric Mantelin sur « Mots d’Afrique », le Blog de « Le Monde diplomatique », repris par Mondafrique avec l’accord de l’auteur
Les « fake news » (rumeurs) et les attaques contre les médias et les activistes de la société civile visent à cacher le choix du pouvoir de survivre coûte que coûte en livrant le pays à Moscou et aux mercenaires du groupe Wagner (1).
« Je ne crois pas à la thèse officielle de problèmes cardiaque ou respiratoire, lâche un collègue du journaliste, décédé huit semaines plus tôt. Pour moi c’est tout bonnement un empoisonnement… ». À mots couverts, une intime de la famille surenchérit, amère : « Regardez qui sa mort arrange et vous aurez votre réponse ». En ce mardi 5 avril 2021, dans le discret quartier enclavé de Benz-Vi, en plein cœur de Bangui, la grouillante capitale centrafricaine, les langues se délient sous couvert d’anonymat, dans la foule compacte et muette réunie pour les obsèques.
Depuis 2019, le journaliste de 36 ans s’était spécialisé dans la vérification des informations, le « fact checking », cet ensemble de techniques qui consistent à lutter contre la désinformation, délibérée ou non. Au cours de l’année 2021, après une formation longue à Tunis avec la plateforme franco-africaine Médias & Démocratie, il était devenu la figure de proue de la lutte contre ces « infox » qui gangrènent la vie publique de son pays depuis près de dix ans. Soucieux de promouvoir un journalisme rigoureux et de vérité, il avait donné à son journal Anti-Intox RCA une devise en forme de défi : « Notre mission, devenir les arbitres de la vérité ».
Pourquoi la thèse d’un empoisonnement se répand-elle (2) ? Il suffit pour le comprendre de revenir sur le contexte de sa mort soudaine. Lundi 21 février dernier, quatre légionnaires de l’armée française — de nationalités française, roumaine, italienne et bulgare —, qui opéraient sous bannière de l’ONU, sont arrêtés à l’aéroport de Bangui. Lourdement armés, et circulant dans un véhicule blindé, ils sont rapidement accusés sur les réseaux sociaux d’avoir voulu « assassiner » le président centrafricain Faustin-Archange Touadéra, élu à la tête du pays en 2016. Vives émotions aux Nations unies, bruits de couloir au Quai d’Orsay… D’autant que certains membres du pouvoir centrafricain relaient la rumeur selon laquelle un assassinat du président se tramait bel et bien… Tandis que l’ONU et Paris dénoncent une « manipulation grossière », le Parquet de Bangui ouvre une enquête.
Le jour même de cette énième crise, sur la page Facebook d’Anti-Intox RCA, Sinclair insiste sur le caractère infondé des accusations portées contre les légionnaires. Il ne savait pas encore qu’il s’agissait de sa toute dernière publication… Quelques semaines auparavant, à des milliers de kilomètres de Bangui, le journaliste avait écrit dans les colonnes du quotidien régional Sud Ouest un article titré : « La France, un ami devenu “gênant” ». « Je suis sûr que ses assassins ont pris peur en voyant qu’en plus du reste, Jean Sinclair pouvait publier des articles en France même », lâche un de ses proches par téléphone. Le 23 février au matin, Sinclair se réveille faible et nauséeux. Problèmes respiratoires ? La bouche écumant d’une mousse blanche, il décède quelques minutes plus tard dans les bras de son épouse.
Déliquescence du pouvoir central
Changeons la focale pour mieux comprendre le climat en République centrafricaine (RCA) en ce premier trimestre de l’année 2022. Sept ans après son inauguration en Centrafrique, la Cour pénale spéciale (CPS, tribunal spécial créé pour juger les crimes de guerre et contre l’humanité commis depuis 2003), ouvrait en avril 2022 son premier procès à Bangui, dans un pays où l’État de droit vacille sous le poids des guerres civiles, dont la dernière dure depuis neuf ans. Fin 2016, alors que l’élection de M. Touadéra semblait avoir apaisé les conflits internes, l’International Crisis Group (3) notait que « le statu quo qui a suivi l’investiture du président Touadéra (…) est déjà remis en cause. Les tensions montent tandis que le blocage est total sur ce qui constitue le nœud gordien de la crise centrafricaine, l’accord de DDRR [désarmement, démobilisation, réinsertion et rapatriement] dont l’enjeu réel est la composition de l’armée. En effet, les anti-Balaka [milices majoritairement chrétiennes] et ex-Seleka [combattants majoritairement musulmans venus du nord est du pays] ont conservé leur capacité de nuisance et l’enlisement du dialogue accentue chaque jour un peu plus la partition de facto de la Centrafrique ».
Autre écueil, le président Touadéra est accusé par l’ONU, l’Union européenne et la France d’avoir livré son pays à Moscou et au groupe paramilitaire russe Wagner, qui peut exploiter les rares richesses du pays (or, diamant, minerais) en échange de son assistance à la lutte contre les rebelles. Dans ce contexte de déliquescence du pouvoir central, l’information est devenue un véritable enjeu de pouvoir. Pour le chercheur Thierry Vircoulon, la recrudescence de violences traduit en RCA l’absence d’un véritable État et une paralysie des actions de l’ONU. « La crise centrafricaine qui a débuté en 2013 est l’aboutissement d’au moins deux décennies de mauvaise gouvernance qui ont eu pour conséquences logiques la déréliction de l’appareil d’État et la “désadministration” progressive d’une grande partie du territoire (4) », estime-t-il.
La capacité qu’avait Sinclair d’écrire et de parler fort et vrai a fait de lui une cible. Critique envers toutes les formes de pouvoir et d’influence — y compris parfois la France, qu’il chérissait pourtant —, son travail était toujours à bonne distance des acteurs et des sources utilisées pour ses articles et enquêtes. Le journaliste savait par exemple que la France avait travaillé avec le groupe Wagner en Libye entre 2018 et 2020 (5). Dans l’enquête publiée sur le site de Sud Ouest, en janvier 2021, il n’était toutefois pas dupe : « La France, ce partenaire, est aujourd’hui la cible du soft power russe et d’une propagande anti-occidentale. Celle-ci est véhiculée par deux médias financés par des fonds russes et réputés très favorables à la politique de la Russie en Centrafrique : “Lengo Songo“, en français “cohésion sociale”, et “Ndjoni Sango” (“bonne nouvelle”) »
Le sort réservé à Sinclair est loin d’être une exception dans le pays. « Alors que la RCA peine à sortir des violences de la guerre civile, marquée par le pillage et la destruction de radios, les attaques contre les médias se poursuivent, comme en a témoigné le pillage d’une radio en avril 2020, et la sécurité des journalistes, pris en étau entre les différentes factions en guerre, demeure précaire », souligne Reporters sans frontières (RSF) sur son site. Dans le classement annuel de l’organisation, la RCA dégringole en queue de peloton, à la 132e place (sur 180) en 2020, contre la 118e en 2018 et… la 65e en 2012. Pendant la seule année 2021, deux figures du journalisme de vérification centrafricain ont disparu dans des conditions troubles. Le 25 juin 2021, Nadia Carine Fornel Poutou périssait avec ses trois enfants dans l’incendie — accidentel ? — de sa maison. Membre active de l’équipe de lutte contre la désinformation « StopATène », elle était la très respectée présidente des femmes juristes de RCA. Là déjà, pas d’enquête ni d’autopsie après sa mort. Quelques mois plus tard, le 11 novembre 2021, la journaliste Salwa Salle, 31 ans, disparaissait à la « suite d’une courte maladie ». Là encore, aucune autopsie.
Précisément : pourquoi aucune autopsie n’a-t-elle été effectuée à la mort de Jean Sinclair ? « Aucune structure médico-légale n’est capable de réaliser ce travail en RCA », commente un proche de la victime. Toutefois n’aurait-on pas pu faire venir un médecin ou solliciter l’ONU ? « Il faut pour cela une personne physique et morale qui porte la demande, poursuit notre source. Le père de Jean — lui-même journaliste — y a bien sûr pensé. Mais il a subi des pressions et a fini par jeter l’éponge ».