Depuis la guerre d’Ukraine et l’accession de Donald Trump à la magistrature suprême des États-Unis, la question de la défense des valeurs de l’Europe et de son territoire est sur toutes les lèvres[1]. Mais de quelle Europe s’agit-il, sinon d’une succession d’empire[2], sachant que la Russie reste un État européen et que l’Angleterre l’est également bien que ne faisant plus partie de l’Union Européenne.
Xavier Houzel
Depuis la fin de la guerre froide, l’Union Européenne ne s’est imposée à Moscou ni comme un partenaire cohérent ni comme une puissance militaire dotée d’une industrie d’armement à sa mesure[3]. Ce n’est peut-être pas de son seul fait – elle se relevait à peine d’un conflit dévastateur auquel l’URSS avait d’ailleurs grandement contribué à mettre fin. La responsabilité en incombe en revanche à la volonté de puissance de l’Amérique et à l’hubris de ses dirigeants successifs, déterminés à sortir leur pays de l’isolement (cf. la doctrine Monroe) en imposant au reste du monde et pendant trois quarts de siècle déjà ce qu’il est convenu d’appeler l’ordre américain.
L’Amérique a méthodiquement financé sa puissance militaire « sur le dos de ses alliés européens », tétanisés par la menace des pays de l’Est de la même Europe, ostracisés sous le prétexte commode de leur idéologie communiste. L’historicité de la démarche en est attestée par des faits que l’on peut considérer comme accablants.
De la doctrine Monroe au fameux « Lafayette, nous voilà ! »
La Guerre de 14-18 avait forgé l’armée américaine à l’épreuve des combats de tranchées. Lorsque les États-Unis entrèrent en guerre, le 6 avril 1917, l’armée américaine était à la peine. Elle a moins d’effectifs alors que celle de la Belgique, la plupart de ses soldats n’ont jamais combattu et leur matériel est d’une qualité médiocre. Les banques européennes en financent le corps expéditionnaire.
Mais c’est seulement à la suite de l’attaque japonaise de Pearl Harbour et à la suite des guerres de Corée (de 1950 à 1953) et du Viêt Nam (de 1955 à 1975), que le Congrès américain décida de la création de la formidable industrie de défense pérenne qui est la sienne, encore aujourd’hui même. Le double financement de ses moyens de recherche et de ses outils industriels et celui de son énorme armada actuelle sera obtenu par le truchement de trois arrangements parfaitement verrouillés,
- d’abord, celui de la planche à billets, dont le privilège lui fut accordé par les Accords conclus en juillet 1944, entre 44 pays, et qui instaurèrent le système dit de Bretton Woods,
- ensuite, le Plan Marshall, qui donna naissance à l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), dont les membres acceptèrent l’aide et les mesures de coordination qu’elle imposait, cependant que les pays qui refusaient cette aide, se regroupaient autour de l’Union soviétique, pour former le camp socialiste. Ce plan était conçu pour donner aux pays bénéficiaires de l’aide de quoi acheter exclusivement américain.
- et enfin par la création de l’OTAN pour matérialiser sous le seul contrôle américain le noyau dur du bloc dit de l’Ouest. Un traité est signé le 4 avril 1949, qui établit le Conseil de l’Atlantique nord(CAN), et met en place une alliance militaire défensive contre toute attaque armée contre l’un de ses membres en Europe, en Amérique du Nord ou dans la région de l’Atlantique Nord au nord du tropique du Cancer. Les contours de l’Europe sont ainsi dessinés en fonction de ce maillage qui enserre l’Europe occidentale, mais qui exclut le monde soviétique de l’époque.
Le faux argument du danger communiste
L’Alliance qui a vu alors le jour dans le contexte général des débuts de la guerre froide et plus spécifiquement pendant le blocus de Berlin exercé par les Soviétiques, a pour vocation initiale d’assurer la sécurité de l’Europe occidentale en instaurant un couplage fort avec les États-Unis, seul moyen aux yeux des Européens après la Seconde Guerre mondiale de se prémunir contre toute tentative expansionniste de l’Union soviétique. `
Vue de Moscou, et bien qu’ayant changé de nature, l’OTAN demeure encore aujourd’hui une structure née d’une logique de confrontation, qui continue de s’élargir vers l’Est, donc qui considère la Russie comme une puissance hostile[4]..
Ainsi, depuis sa création jusqu’en 1991, l’adversaire désigné de l’OTAN est l’URSS, qui forme elle-même le pacte de Varsovie en 1955 à la suite de l’adhésion de la RFA à l’OTAN et à son réarmement.
Selon le mot de son premier secrétaire général, Lord Ismay, le rôle de l’OTAN consistait alors à « garder les Russes à l’extérieur, les Américains à l’intérieur et les Allemands sous tutelle ». Qu’on ne s’étonne pas de ce qui a fini par arriver en dépit des assurances données par les occidentaux au président Eltsine, lors du dégel de leurs relations avec le Bloc soviétique : le coup d’État du Maidan de 2014, fomenté … par les Américains !
Parallèlement et pendant 75 ans, sous prétexte d’accompagner la décolonisation des anciennes possessions européennes, voire de l’accélérer (en Indochine, en Algérie, en Afrique de l’Ouest), les États-Unis vont s’inféoder la Perse du Shah, l’Arabie des Séoud (par le pacte du Quincy) ainsi que le tout jeune État d’Israël, dont il fait son 51ème État virtuel. Il ne s’agit nullement d’une défense de l’Europe contre elle-même, mais plutôt ‘d’une réitération d’offenses faites à celle-ci par ls Américains. L’historicité et la conflictualité de la décolonisation s’insèrent à ce moment dans le cadre d’une démarche impériale inattendue : la boulimie hégémonique américaine.
Le faux-frère américain, le cheval de Troie britannique
En décembre 1962, le socle continental européen réputé jusqu’alors libre de toute sujétion est écartelé. Il est ouvert à tous les vents – à la fois le vent froid soufflant de Moscou et les trous d’air d’une Union Européenne inachevée et bancale. Le président américain, John F. Kennedy, et le Premier ministre britannique, Harold Macmillan, se rencontrent à Nassau, aux Bahamas, et concluent un accord spécial en vertu duquel Les États-Unis s’engagent à fournir des missiles Polaris au Royaume-Uni mais en échange d’un aveu de dépendance.
Ce qui n’empêchera pas le même Royaume-Uni de solliciter son entrée en 1973 dans le marché commun européen sans défense, avant de le quitter tel un cheval de Troie comme il y était entré après cette apostrophe célèbre du très pro-Atlantique Macmillan : If they want us, they will have to make it easy for us !
L’Amérique joue la carte expansionniste à son tour (le Groenland, le Canada et Panama) ; elle tente de faire chanter le reste du monde pour éponger sa dette
Or voilà que, soudain, l’Amérique décide de se tourner vers le Pacifique et la Chine, en même temps que simultanément le Sud Global – frustré – se détourne, avec les BRICS, du modèle et de l’ordre américains ?
Le conseil de Sécurité de l’ONU devient inopérant. L’OTAN, plus tributaire que jamais des Américains qui rechignent à le financer. Le complexe militaro-industriel de l’Europe continentale est fantomatique : seule la France, qui évite de son mieux d’acheter américain, dispose de l’arme atomique sans avoir à en demander la permission à quiconque ; mais ses voisins en sont réduits a quia.
La sémantique du champ de bataille
On en arrive très vite à la sémantique du champ de bataille : comment et avec qui – entre l’Angleterre, puissance nucléaire inféodée au Pentagone depuis la conférence des Bahamas et l’Allemagne démilitarisée après son embardée vers le nazisme – reconstituer à la hâte une industrie européenne de l’armement suffisamment autonome ? Le couple franco-allemand devra-t-il alors se ressouder[5] ? De quel budget aura-t-on alors besoin ? Qui payera quoi ou fera quoi parmi les 25 ou les 27 – et de quels types d’armes il faudra se doter… de chars obsolètes ou de drones-miracles ? Les Européens devront-t-ils s’approprier l’OTAN ?
C’est un travail d’experts – une affaire pragmatique de situations – et ils s’y adonnent à force de séminaires de recherche et à l’occasion d’émissions de télévision plus passionnantes les unes que les autres.
Dans les Cahiers du Lundi de l’IHEDN[6] couvrant huit décennies d’industrie de défense française, l’on y voit comment, en particulier grâce au général de Gaulle et à Pierre Mendès-France, le modèle français reste pertinent, en termes de capacités d’études et de développement, à condition de disposer des capacités humaines pour le soutenir, ce qui est le cas. Ce modèle, tel qu’il est décrit, répond, si on peut le transposer à l’ensemble de l’Europe, au besoin européen d’autonomie stratégique de long terme.
S’agissant d’aéronautique, par exemple, 3 appareils européens se disputent les investissements « sur le papier » : le Dassault Rafale, le Saab Gripen E/F et l’Eurofighter Typhoon. Derrière ces choix, il y aura des logiques industrielles, stratégiques et diplomatiques différentes.
L’Union Européenne est un animal invertébré. Ses relations avec la Russie sont à géométrie variable depuis Pierre le Grand jusques à Joseph Staline et Vladimir Poutine[7]
En 1913, Staline était le seul des marxistes à énoncer la norme, la somme des ingrédients nécessaires à la constitution d’une nation. Il écrivait alors : « La nation est une communauté humaine stable, historiquement constituée, née sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture. »
L’Europe occidentale (le marché commun puis l’Union européenne) ne correspond pas à un État-Nation. Elle reste un assortiment de couples qui se font et se défont. De quoi, de QUI, voudriez-vous que les 25 et (bientôt) les 30 ou plus puissent alors se défendre, collectivement ou non ?
La dramatisation des enjeux géopolitiques et des préoccupations financières
La dramatisation des enjeux liés aux deux conflits que sont au Nord la guerre d’Ukraine et au Sud le conflit israélo-palestinien est une façon d’oublier et faire oublier les défis concrets auxquels non seulement l’Europe mais aussi – et en tout premier lieu – les États-Unis sont confrontés.
Pour éviter que la Chine ne soit tentée d’exiger le paiement des bons américains qu’elle détient et qu’elle ne provoque alors la faillite du Trésor américain et l’effondrement du Dollar, Trump manie le chantage aux droits de douane. Il bluffe mais ça marche au moins pendant quelque temps ! Engagés dans un bras de fer commercial, il semble que les deux géants de l’économie, la Chine et les USA, aient trouvé un accord temporaire satisfaisant[8] .
La NBD, officiellement lancée en juillet 2015 – a été fondée par les pays membres des BRICS : le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud. En 2021, elle permet déjà des financements dans la monnaie locale de ses membres. L’idée qu’un réarmement de l’Europe au milieu du chaos monétaire qui s’annonce pourrait préfigurer sa résurgence est une autre chimère à l’heure de l’intelligence artificielle et des nouvelles énergies.
Mais que faire alors ?
L’avertissement donné aux Européens par deux guerres et la perspective d’un retrait américain de la sphère européenne semblent, de prime abord, lui faire une obligation et pourquoi pas même lui donner une chance ! Mais qui serait un pas de plus vers une troisième guerre mondiale. Ironiquement, les progrès technologiques actuels en engins de mort et la diversité des types d’armes de destruction massive désormais sur étagère (un essaim de six drones bourrés d’électronique coûtant globalement 50.000 Euros détruira un char Leclerc d’une valeur de 8 millions d’Euros) donnent à l’Europe un avantage – en partant justement de presque rien et sachant que le monde différent de ce qu’il était hier avec des ordinateurs quantiques et des robots intelligents,
Dans l’immédiat, et parce que le temps presse, il est légitime et c’est un devoir pour certains (cf. Le Pape, combien de divisions ?) de se poser la question suivante : existe-t-il une alternative au réarmement (militaire) massif de l’Europe de l’Ouest ? Et cette solution ne serait-elle pas alors prioritaire ? Une condition sine qua non, en somme ? La réponse est « oui » et cela veut dire qu’elle commence par rechercher « la Paix », d’abord celle entre la Russie et l’Ukraine, dont on connaît les conditions et, ensuite, celle entre les États jumeaux d’Israël et de Palestine, qu’il faut imposer à l’un comme à l’autre[9].
Or c’est ce qu’elle ne fait pas
C’est une affaire de bon sens et d’ascendant moral, mais pas de baïonnette ni de canon, tant il existe de bons arguments, voire, au pire, des armes économiques non létales mais d’une efficacité garantie.
Ce n’est pas en menaçant l’Iran du feu de l‘enfer qu’on finira par le convaincre de ne pas se doter de l’arme nucléaire, c’est en lui fournissant des mini-réacteurs atomiques ultra-modernes pour remplacer des centrales soviétiques dépassées. C’est, en revanche, de la folie meurtrière que de vouloir le bombarder préventivement[10], comme le Congrès américain se propose de le faire.
Les armes sont faites pour ne pas avoir à s’en servir
Même dans ce cas, l’Union Européenne, pour ne pas parler de l’Europe, devra, avant toute autre chose, apprendre à se défendre contre elle-même, en commençant par se doter d’une constitution[11], à défaut de laquelle elle éprouvera des difficultés à maîtriser sa propre défense, quand bien même elle en aurait entre temps acquis les moyens, comme il est désormais plausible et utile qu’elle le fasse, mais seulement dans l’esprit du proverbe latin, « Si vis pacem, para bellum ».
Et puis… je vous livre cette dernière réflexion : Peut-on déclarer une guerre, même soi-disant « défensive », sans les garde-fous que sont les dispositions constitutionnelles d’un véritable Corps Constitué, responsable de ses actes ?
[1] https://www.youtube.com/watch?v=munBS3-qL1s
https://www.youtube.com/watch?v=gCanZup2wdQ
[2] https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1992_num_103_1_2610
[3] https://www.france24.com/fr/émissions/ici-l-europe/20250512-entre-poutine-et-trump-comment-construire-l-europe-puissance
[4] Les Russes auraient aimé pouvoir remplacer ce « bras armé des Américains en Europe » par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), au sein de laquelle la Russie jouit d’un poids similaire à celui des États-Unis
[5] https://www.france24.com/fr/émissions/la-semaine-de-l-éco/20250509-friedrich-merz-à-paris-le-réveil-du-couple-franco-allemand
[6] https://ihedn.fr/notre-selection/1945-2025-huit-decennies-dindustrie-de-defense-francaise/
[7] https://shs.cairn.info/revue-herodote-2005-3-page-156?lang=fr « Les relations entre l’UE et la Russie n’ont jamais été faciles : par crainte d’un rapprochement entre RFA et RDA pouvant, à terme, mener à une réunification de l’Allemagne et, par conséquent, contribuer à diminuer l’emprise soviétique sur l’ensemble des pays d’Europe centrale, l’URSS n’a officiellement reconnu la CEE qu’en février 1989, lors de l’envoi d’un premier ambassadeur. Afin d’aider les États de la CEI à réussir leur passage à la démocratie et à l’économie libérale, la CEE met en place le programme TACIS dès 1990 [5]. Cette aide en tous genres, non remboursable, a pour corollaire le renforcement du partenariat de coopération signé par l’URSS en 1989, repris par la Russie en 1991 et dont le projet élargi, l’Accord de partenariat et de coopération UE/Russie, est en vigueur depuis 1997. Pour Moscou, cet accord reste largement insuffisant. Et lorsqu’en 2004 l’UE propose une nouvelle forme de relations aux voisins de l’Union, la politique « de bon voisinage » qui offre un soutien et un renforcement des liens commerciaux aux pays qui l’entourent, du Maroc à la Russie, l’ancienne superpuissance, qui voit progresser à la fois l’OTAN et l’UE dans sa direction, est humiliée par ce statut de « simple voisin », bien que stratégique, qui lui est attribué. On est effectivement bien loin de l’euphorie née de la réélection de Boris Eltsine en 1996, et qui envisageait pour 1998 l’instauration d’une zone de libre-échange UE-Russie s’accompagnant d’une adhésion rapide de la Russie à l’Organisation mondiale du commerce (OMC):
[8] https://www.liberation.fr/international/amerique/guerre-commerciale-les-etats-unis-et-la-chine-vont-publier-ce-lundi-les-details-de-laccord-commercial-conclu-ce-week-end-20250512_46CVMZVPINF4FGBWUT73GW6BLM/
[9] https://orientxxi.info/magazine/gaza-pour-en-finir-avec-la-guerre-contre-le-terrorisme,8193
[10] https://fr.ncr-iran.org/actualites/nuclre/nucleaire-une-resolution-au-congres-pour-condamner-le-regime-iranien/
[11] Le traité établissant une Constitution pour l’Europe a été adopté par le Conseil européen le 18 juin 2004 et signé à Rome plus tard la même année, en présence du Président du Parlement européen, Josep Borrell Fontelles. Approuvé par le Parlement européen, il a ensuite été rejeté par la France (29 mai 2005) et les Pays-Bas (1er juin 2005) au cours de référendums nationaux. Suite au rejet du traité constitutionnel, les pays de l’UE ont commencé à travailler sur le traité de Lisbonne.
- Signé à: Rome (Italie) le 29 octobre 2004
- Entrée en vigueur: non ratifié par les 27 pays de l’UE.