Figure incontournable de l’opposition au régime du général Ben Ali, Khémaïs Toumi vient de s’éteindre à Tunis dans la nuit du 20 au 21 juin. L’hommage de Frédéric Brun et Nicolas Beau.
Notre ami Khémaïs nous a quittés en cette nuit sans lune. Le monde s’est soudainement assombri. Khémaïs était en effet un forcené de la liberté, un amoureux de l’amitié, un pourfendeur de l’injustice. Jusqu’à la déraison…
Excès de vie !
Comment oublier ces journées de l’après Ben Ali où tout semblait possible! La joie de ce grand opposant qui regagnait la Tunisie en janvier 2011 au mépris des mandats d’arrêt qui n’avaient pas encore été effacés des ordinateurs de la police de la dictature! La table ouverte, les emportements salvateurs, les discussions fiévreuses qu’il animait, entre deux coupes de champagne, dans la suite louée à l’hôtel Sheraton, devenu durant l’hiver 2011 la joyeuse agora d’une Tunisie trop longtemps cadenassée et enfin réconciliée avec elle même.
Les tirs de barrages de quelques juges corrompus et insensibles au nouvel élan révolutionnaire l’empêchèrent de retrouver ses biens. Jamais Khémaïs ne fut saisi par le découragement ou le ressentiment. A l’attaque! Le monde de demain sera meilleur, il le croyait, et il avait la belle habitude de rêver sa vie.
Les accidents vasculaires qui l’avaient frappé n’entamèrent guère son optimisme. La maladie qu’il traitait par le mépris eut finalement raison de lui. C’est que malgré l’immense énergie qu’il a toujours manifestée, son état de fragilité lui était devenu insupportable. Mourir pour mourir, Khémaïs a choisi de mourir libre, avant que la dépendance ne le guette.
Le devoir d’amitié
Sa souveraineté d’homme l’a toujours rendu inclassable. Ce qui en fit un des opposants les plus irréductibles au général Ben Ali. Nombreux sont les adversaires de la dictature, même si certains l’ont oublié, qui lui doivent une fière chandelle financière. Les ouvrages comme « Notre ami Ben Ali » paru en 1999 ou « La Régente de Carthage » publié en 2009 n’auraient jamais existé sans sa force de persuasion et son sens politique. C’est Khémaïs qui eut la fantastique intuition que la dénonciation de la corruption du régime serait plus efficace que les pétitions en faveur des droits de l’homme qui, hélas, n’émouvaient plus personne.
Les amis de Ben Ali ne s’y trompèrent pas qui virent en Khémaïs Toumi l’homme à abattre. Via les réseaux de Charles Pasqua, le défunt ministre français de l’Intérieur qui n’avait rien à refuser à la dictature, le palais de Carthage fit tout pour obtenir son extradition en décembre 2002. Heureusement, des magistrats français courageux ne marcheront pas dans cette mascarade judiciaire et éviteront à Khémaïs, mais de peu, d’aller croupir dans les geôles tunisiennes.
Une générosité romanesque
Le citoyen du monde qu’il resta toute sa vie avait la passion de la fraternité. Seules ses deux filles, Nour et Yasmina, qu’il chérissait par dessus tout, pouvaient le détourner de son devoir d’amitié. Notre jeunesse en Tunisie ou en France, nos combats politiques qui ont suivi auront été indissociables de cette force d’entrainement qu’il manifesta dans des cercles d’amitiés toujours renouvelés. Sa générosité était inépuisable, surtout dans les pires moments de la vie. Le nombre et la qualité des personnalités qu’il a soutenues est impressionnante. Au détriment de sa propre survie financière, lui qui n’avait besoin de rien, sauf du superflu.
Libertaire aux accents bonapartistes, Khémaïs ne comptait ni son temps, ni son argent pour séduire des milieux les plus divers, dont certains sentaient le souffre et d’autres le jasmin. Ce grand militant percevait les enjeux politiques avec une intuition particulière et l’acuité des anciens trotskistes. Notre ami se mettait en danger constamment, et pas seulement au volant de sa voiture, mais dans des aventures quotidiennes politiques, personnelles ou professionnelles. Ce qui nous fascinait par dessus tout, nous qui avons adopté des existences plus conformes.
« Il y a une faille en toute chose, a chanté Leonard Cohen, c’est par là qu’entre la lumière ». Khémaïs était cette tache de lumière qui nous réconfortait dans un monde trop gris.
Qu’il repose en paix auprès de ses parents dans le cimetière de Grombalia au sud-est de Tunis.