Cinq soldats français tués par des engins explosifs improvisés, plus de cent civils nigériens tués par des djihadistes, une accusation de bavure… L’année 2021 commence décidément mal pour l’armée française au Mali. Une tribune de Leslie Varenne, à IVERIS .
Depuis une dizaine de jours une suite d’événements tragiques se sont produits dans le Sahel. Le samedi 2 janvier, dans deux villages de l’Ouest du Niger, Tchomangou et Zaroumdareye, dans la région des trois frontières, où sévit l’Etat islamique dans le Grand Sahara (EIGS), 100 civils ont été assassinés lors d’une attaque perpétrée par une centaine d’assaillants arrivés à moto. Le même jour, deux militaires français appartenant au deuxième régiment de Hussards de Haguenau ont succombé à leurs blessures après que leur véhicule blindé léger ait été atteint par un engin explosif improvisé (IED) dans la région de Ménaka au Mali. Cinq jours plus tôt, trois autres soldats de Barkhane avaient trouvé la mort de la même manière à Hombori dans le cercle de Douentza. Ces décès portent à cinquante-cinq le nombre de militaires français décédés au Sahel.
La série continue…
Et comme si ces mauvaises nouvelles ne suffisaient pas, un autre drame s’est produit le dimanche 3 janvier dans la commune de Bounti, proche de la ville de Douentza, au centre du Mali. Selon un contact malien qui a dialogué avec des témoins et qui est donc très au fait du déroulé des événements, des villageois célébraient un mariage et comme le veut la tradition peule, un groupe d’hommes s’est regroupé et éloigné du village pour faire griller le taurillon qu’ils avaient reçu en offrande. C’est pendant le méchoui qu’ils ont été la cible d’une frappe aérienne, il y a eu 16 morts selon cette source, d’autres citent le chiffre de 19 décès, et des blessés.
Pendant 48 heures, ni l’armée malienne, ni Barkhane ne se sont exprimés, laissant ainsi les réseaux sociaux s’enflammer. Puis, mardi 5 janvier dans l’après-midi, l’état-major français a reconnu avoir mené une opération antiterroriste et a déclaré à l’AFP : « Une patrouille d’avions de chasse a « neutralisé » des dizaines de djihadistes préalablement repérés après une opération de renseignement de plusieurs jours. Les informations relatives à un mariage ne correspondent pas aux observations effectuées ».
Que s’est-il réellement passé ? L’armée française a-t-elle recueilli de mauvais renseignements ? A-t-elle agi trop vite sous la pression politique afin d’augmenter son bilan positif après la mort des soldats français ? Y avait-il un groupe terroriste dans une zone à proximité du mariage ? Ou bien encore, y-a-t-il eu deux interventions différentes au même moment dans deux endroits proches ? (1)
Toujours est-il que cette affaire tombe au pire moment pour l’armée française.
La stratégie de Paris
Ce flot ininterrompu de mauvaises nouvelles est une énième épine dans le pied de l’exécutif français dans la région. A l’occasion du premier anniversaire du Sommet de Pau (13 janvier 2020), Emmanuel Macron s’apprêtait, en se basant sur les victoires tactiques de l’armée française obtenues en 2020, à annoncer en grande pompe et sur un air victorieux une réduction du format de l’opération Barkhane. Même si, et c’est à déplorer, la politique internationale n’est jamais un véritable enjeu lors des élections présidentielles, le Président français sait que son bilan dans le Sahel comptera en vue de l’échéance de 2022. Les prétendants au poste ont d’ailleurs bien l’intention de s’emparer du sujet tant cette guerre est impopulaire dans le Sahel et est en passe de le devenir dans l’Hexagone. Les drames survenus au cours des derniers jours ont bouleversé la communication de l’Elysée, le chef de l’Etat attendra le sommet de Ndjamena prévu à la mi-février pour s’exprimer. La ministre des Armées, Florence Parly, a cependant annoncé, dans le Parisien du 4 janvier, que la France allait « très probablement » réduire les effectifs de la force Barkhane.
Le timing de cette déclaration est pour le moins curieux. D’une part, il ne paraît pas opportun de proclamer une réduction des hommes sur le terrain après des revers. D’autre part, les événements qui se produiront au cours des cinq à six prochaines semaines avant la grande réunion du G5 Sahel au Tchad seront décisifs dans les choix de la redéfinition du format et des missions de Barkhane. De plus, annoncer dès aujourd’hui une réduction des effectifs, c’est une nouvelle fois placer les chefs d’Etat africains devant le fait accompli. Enfin, c’est inciter l’ennemi à redoubler d’efforts avec des frappes spectaculaires à base d’IED, (celles que Florence Parly nomme dans son entretien au Parisien « l’arme des lâches »), pour transformer ces revers en déroute.
La stratégie de Iyad Ghali
En effet, le JNIM (Groupe de soutien à l’Islam et aux Musulmans) dirigé par Yiad Ag Ghali, qui a revendiqué les deux attaques ayant coûté la vie aux cinq soldats français, compte bien peser autant qu’il le peut sur les décisions qui seront prises dans les prochaines semaines. C’est ainsi qu’il avait agi d’ailleurs avant le Sommet de Pau, à l’automne 2019 et en janvier 2020. A l’époque, les groupes armés terroristes avaient multiplié les attaques contre des camps militaires maliens et nigériens (Chinagodar, Boulkessi, Mondoro, Inates) causant des pertes considérables aux sein des armées nationales. Tout laisse à penser que ce groupe s’est adapté à la nouvelle donne politique et militaire et a revu sa stratégie pour reprendre l’ascendant. Il ne cible plus l’armée malienne, puisqu’il est question de négociation avec le pouvoir de Bamako, et cherche à s’en prendre uniquement aux acteurs étrangers.
Il a également opéré des changements tactiques. Selon une source militaire, les explosifs utilisés lors des deux dernières attaques contre les soldats de Barkhane sont des IED à pression de fabrication belge, provenant des arsenaux de Muammar Kadhafi, qui provoquent l’effet d’un boulet de canon. Ces engins ultra sophistiqués ne peuvent être manipulés que par des spécialistes, toujours selon la même source, venus de Syrie via la Libye. Par conséquent, d’autres attaques sont à redouter.
Si le JNIM compte peser militairement, il entend aussi le faire politiquement. Il ne manquera pas d’instrumentaliser le drame de Bounti en surfant sur le ressentiment antifrançais. Dans sa dernière revendication, il apostrophe le peuple français « pour qu’il augmente la pression et les appelle à retirer leurs fils engagés dans la campagne militaire de l’occupant français contre le Mali afin de préserver leurs vies et qu’ils reviennent à vous à leur famille sains et saufs. » Il se pose également en défenseur de la veuve et l’orphelin et promet de venger les 100 victimes nigériennes probablement tuées par l’Etat Islamique au Grand Sahara (EIGS) (ce massacre n’a toujours pas été revendiqué), cherchant ainsi à obtenir toujours plus le soutien des populations.
Quant à l’Etat islamique, même si le massacre nigérien est impressionnant, il apparaît très affaibli. Lors du Sommet de Pau, la France en avait fait sa cible prioritaire, il a donc été pris en étau entre Barkhane et le JNIM, qui après avoir collaboré avec lui jusqu’en 2019, l’a combattu tout au long de l’année 2020.
L’équation infernale
Dans cette configuration avec une situation sécuritaire toujours plus dégradée, la pression politique pèse lourd sur les épaules de l’armée française. Partir ou rester ? C’est en ces termes que de nombreux spécialistes ou journalistes posent la question. Or, c’est une interrogation biaisée, la France s’étant enfermée dans une quadrature du cercle. Si Emmanuel Macron n’a pas initié cette guerre – c’est un héritage laissé par François Hollande – il a, dès son arrivée à l’Elysée, revêtu les habits de chef de guerre et est parti confiant et sûr de lui, la fleur au fusil. Alors même qu’en 2017, Barkhane était déjà enlisé, Il s’est mis en première ligne sans pour autant définir une stratégie qui a toujours manqué depuis le début de l’intervention.
Il a pris la tête du G5 Sahel qui était au départ une force africaine, ce qui a profondément agacé l’Algérie, acteur pourtant incontournable de la région. Quelques mois après son arrivée, en décembre 2017, il promettait des millions à cette force et déclarait vouloir des victoires en 2018. Las, les promesses de dons sont restées des promesses… Résultat, la force G5 est restée l’ombre d’elle-même, au point que Paris ne la mentionne même plus, comme si son décès était déjà acté. Puis les technocrates de Paris ont inventé une nouvelle structure : Takuba, un rassemblement de forces spéciales européennes. Sur le papier, dieu que l’idée était jolie ! Pourtant, Takuba n’en finit pas de naître. A cette heure, seuls quelques Estoniens et Tchèques sont déployés sur le terrain. Ce n’est pas une nouvelle grande idée qui sortira la France de ce guêpier, ni l’empilement des structures et des forces internationales.
Le format de Barkhane n’est pas essentiel non plus. Six-cents hommes de plus ou de moins ne changeront fondamentalement rien, parce que la solution à cette crise est hors de portée d’une force militaire étrangère. Depuis le début de l’engagement français dans le Sahel se posent toujours les mêmes questions lancinantes et non résolues : quels sont les objectifs politiques de la France, au-delà des éléments de langage convenus, et comment y parvenir ? De ces réponses découlera la stratégie de sortie car la France ne peut ni partir dans ces conditions, ni rester…
1. L’ONG MSF dit avoir pris en charge « huit blessés graves suite à des bombardements sur les villages de Bounty et Kikara, dans le centre du Mali, le dimanche 3 janvier 2021 » ce qui laisserait à penser qu’il y aurait pu y avoir deux frappes distinctes dans deux endroits différents situés à proximité. D’une part, cela paraît difficilement envisageable, d’autre part, dès le dimanche en fin d’après midi, les témoignages receuillis par l’IVERIS rapportaient que les blessés de Bounti s’étaient rendus à Kikara, ces mêmes témoignages ne parlent jamais « d’hélicoptère » mais évoquent toujours un « avion non-identifié« . Seule une enquête pourra déterminer ce qui s’est réellement passé.
*Source : IVERIS
Leslie Varenne, journaliste d’investigation, est directrice de l’IVERIS (Institut de Veille et d’Etude des Relations Internationales et Stratégiques).