Reconnaître la Palestine : un geste tardif, un acte nécessaire

La reconnaissance internationale de l’État palestinien revient au premier plan de l’agenda diplomatique mondial. Au-delà de la symbolique, ce geste interroge la réalité du terrain, la géopolitique régionale et les perspectives d’une paix toujours incertaine.

Dans le paysage tourmenté du Proche-Orient, la question palestinienne demeure le point de cristallisation d’un siècle de conflits, de frustrations nationales, de mobilisations populaires et de rivalités diplomatiques. Depuis la proclamation unilatérale de l’État de Palestine en 1988 par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), puis sa reconnaissance progressive par une majorité de pays du Sud, le débat sur la reconnaissance internationale s’est fait le miroir des équilibres mondiaux. Mais alors que de nouveaux acteurs – Royaume-Uni, Canada, Australie, et bientôt peut-être la France – rejoignent la liste des États reconnaissant la Palestine, l’actualité récente oblige à poser la question : que signifie, aujourd’hui, reconnaître l’État palestinien ? Et que peut vraiment changer ce geste ?

Un héritage du XXe siècle, toujours vivant

Pour comprendre la portée de la reconnaissance, il faut revenir à l’histoire même de la Palestine moderne. L’effondrement de l’Empire ottoman à la fin de la Première Guerre mondiale, la Déclaration Balfour (1917), puis le mandat britannique ont ouvert une ère de contestation et de nationalismes concurrents sur la terre de Palestine. En 1947, le plan de partage de l’ONU prévoyait la création de deux États, juif et arabe. La naissance d’Israël en 1948, la Nakba palestinienne, les guerres de 1967 et 1973, les occupations successives et la fragmentation des territoires sont autant d’étapes qui ont repoussé sans cesse l’avènement d’un État palestinien reconnu.

En 1988, alors que la première Intifada fait rage, Yasser Arafat proclame l’indépendance de l’État de Palestine à Alger. Rapidement, les pays du Mouvement des non-alignés, du monde arabe, d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine reconnaissent la légitimité palestinienne. Mais l’essentiel des pays occidentaux, alignés sur la doctrine américaine, refusent de franchir le pas, estimant que seule une solution négociée peut aboutir à une telle reconnaissance.

Un mouvement d’ampleur mondiale, mais inégal

À ce jour, environ 150 pays sur 193 membres de l’ONU ont reconnu l’État palestinien. Parmi eux, la quasi-totalité des pays du Sud, mais la plupart des puissances occidentales manquaient à l’appel – jusqu’à récemment. En 2012, la Palestine obtient le statut d’État observateur non-membre à l’Assemblée générale de l’ONU, une avancée symbolique majeure, mais qui ne vaut pas adhésion pleine et entière.

Depuis, la question de la reconnaissance a fait l’objet d’une intense bataille diplomatique. L’administration américaine, de Barack Obama à Donald Trump puis Joe Biden, a oscillé entre immobilisme, soutien à la normalisation israélo-arabe (Accords d’Abraham), et gestion des crises. L’Union européenne, divisée, a laissé chaque État agir à sa guise, malgré la montée d’une opinion publique favorable à la reconnaissance palestinienne, surtout après les crises à Gaza.

En 2025, un tournant s’opère : le Royaume-Uni, le Canada et l’Australie franchissent le pas. D’autres pays européens – la France, le Portugal, la Norvège, l’Espagne – annoncent leur intention de suivre. Cette dynamique, loin d’être anodine, marque un glissement dans les équilibres occidentaux et un début de rééquilibrage face à l’unilatéralisme de la politique israélienne.

Pourquoi maintenant ? Les ressorts d’une bascule

Ce regain d’intérêt pour la reconnaissance n’est pas déconnecté du contexte actuel. Depuis l’échec des dernières négociations, la stagnation du « processus de paix » et l’accélération de la colonisation israélienne en Cisjordanie, le statu quo est perçu comme intenable, y compris par des diplomaties jusque-là prudentes.

Les récentes flambées de violence à Gaza et en Cisjordanie, l’extrême fragilité du gouvernement palestinien, les divisions internes entre le Fatah en Cisjordanie et le Hamas à Gaza, ont renforcé le sentiment d’urgence. Mais pour nombre de capitales occidentales, la reconnaissance vise aussi à préserver la solution à deux États, en danger de mort. « Reconnaître la Palestine, ce n’est pas tourner le dos à Israël, c’est défendre la seule issue viable à long terme », résume un diplomate français.

Enfin, les transformations du système international, l’émergence de nouvelles puissances et l’usure de l’hégémonie américaine contribuent à ouvrir des espaces d’autonomie stratégique, notamment en Europe et dans le monde anglo-saxon. La guerre en Ukraine, la compétition sino-américaine, la montée de l’indignation mondiale contre les violences à Gaza et la situation humanitaire créent un climat propice à ce basculement.

Enjeux et limites

La reconnaissance, par un État ou un groupe d’États, possède d’abord une valeur symbolique et politique. Elle signifie : « Nous considérons la Palestine comme un sujet de droit international, titulaire de la souveraineté sur ses territoires ». Elle permet aussi à la Palestine d’accéder à certains forums internationaux, d’exiger des comptes devant la Cour pénale internationale ou d’obtenir de l’aide plus aisément.

Mais la reconnaissance ne règle pas, en soi, les questions de la souveraineté effective, du contrôle des frontières, de la sécurité, ni du retour des réfugiés. Sur le terrain, la Cisjordanie reste morcelée, sous occupation et administration israéliennes, et Gaza sous blocus. Jérusalem-Est, revendiquée comme capitale, reste hors d’atteinte. Les rivalités inter-palestiniennes minent l’autorité du gouvernement. Le danger serait de se contenter d’un geste sans effets concrets, un « label » d’État, sans État réel.

Côté israélien, la reconnaissance est perçue comme une remise en cause de la négociation directe. Pour Tel-Aviv, le risque est de voir la pression internationale s’accroître sans contrepartie tangible sur la sécurité ou la reconnaissance d’Israël. Washington, de son côté, continue de conditionner tout progrès à des garanties sécuritaires.

Une stratégie pour la paix ou un geste de rupture ?

Les partisans de la reconnaissance plaident que ce geste pourrait revitaliser une solution politique moribonde, forcer le retour à la table des négociations et empêcher l’enterrement de la solution à deux États. Certains voient dans cette dynamique un moyen d’équilibrer le rapport de forces, d’encourager la société civile israélienne à exiger, à son tour, une sortie du statu quo.

D’autres y voient une fuite en avant, un acte diplomatique sans lendemain, tant que la réalité du terrain demeure inchangée. Le risque existe de figer la situation dans une « paix de papier », tandis que l’occupation, les violences et les divisions internes perdurent. Pour nombre d’observateurs, seule une pression multilatérale, coordonnée, soutenue par un véritable projet de transition politique, pourrait faire de la reconnaissance un véritable levier de paix.

Un geste à la fois tardif et nécessaire

À l’heure où les équilibres régionaux se recomposent, la reconnaissance de l’État palestinien revêt une signification particulière. Elle est le reflet d’une volonté politique de « sortir du flou », de redonner un cap à la diplomatie proche-orientale, de répondre à l’appel d’une jeunesse palestinienne lassée des promesses trahies.

Il ne s’agit pas d’un acte miraculeux, mais d’un outil, parmi d’autres, pour réinscrire la Palestine dans le concert des nations et rouvrir le champ des possibles. La reconnaissance, si elle ne s’accompagne pas d’un engagement réel sur la souveraineté, la sécurité et le développement, risque de n’être qu’un acte symbolique de plus. Mais si elle s’inscrit dans une stratégie globale, elle peut, enfin, donner chair à la promesse fondatrice du partage de 1947 : deux peuples, deux États, côte à côte.

À l’heure des grands basculements, reconnaître la Palestine, c’est peut-être, pour la communauté internationale, l’occasion de réaffirmer que l’espoir d’une paix juste et durable n’est pas qu’un souvenir d’un autre siècle…