26 novembre. Arrivé de Tunis à Alger la veille de l’attentat à l’explosif qui a coûté la vie à 13 personnes, je suis évidemment au courant de ce qu’il s’est passé à Paris. Entre ces deux capitales meurtries, Alger me semble étrangement plus calme, elle qui a vécu toutes ces horreurs, en pire.
Je dois justement aller à Paris et le chauffeur du taxi qui m’emmène à l’aéroport Houari Boumediene, du nom du président et mentor de l’actuel président Bouteflika, me dit de faire très attention. Un genre de travel warning du pauvre, actes islamophobes, tensions et violences où tout peut arriver. Pour étayer ses dires, il me montre une vidéo d’un petit restaurant algérien victime d’une descente de police. Casse, muscles, agressivité et aliments jetés par terre, ce qui pour un Algérien est la forme suprême de sacrilège. Comme si j’allais en Syrie, le taxi me souhaite courage et chance, la larme à l’oeil. A l’aéroport d’Alger, la fouille est plus serrée que d’habitude, on redoute autant un attentat ici dans la foulée des autres, Daesh ayant aussi menacé l’Algérie, ainsi que le reste du monde, voire de l’univers, qu’un attentat en France embarqué à partir d’Alger, ce qui compliquerait tout.
Bouteflika tient à la stabilité et le moindre incident pourrait remettre en cause son maigre bilan, qui tient sur la réconciliation et la sécurité. Une idée incongrue en France, comment se réconcilier avec des Jihadistes qui sèment la mort ?
L’inquiétude
Deux heures de vol, deux mondes si différents. Du hublot de l’avion qui entame son atterrissage, on regarde en bas la ville lumière, comme si l’on s’attendait à une nouvelle explosion encore plus lumineuse.
Petit choc, la piste est avalée, tout va bien, l’avion n’a pas été victime d’attentat. Pas de contrôle excessif à Orly, tout semble rouler normalement, comme une valise scannée sur un tapis roulant. Les passagères algériennes en hidjab sont les plus anxieuses. Elles regardent partout, rasent les murs et baissent la tête. A la sortie, il fait froid. Un autre taxi, maghrébin aussi, m’emmène à Créteil, dans un silence poli. Dans cette banlieue Sud de Paris où les Maghrébins et Africains forment une grosse communauté, la mixité est aussi fragile qu’une promesse du PS. Des militaires partout, notamment autour des deux synagogues de Créteil. Dans les centres commerciaux, la fouille est obligatoire. Entre la sortie du métro et le cinéma UGC, Myriam, une quadra africaine, est là comme depuis des années. Elle vendait des bonnets, des lunettes et toute sorte de pacotille, bijoux et quolifichets. Signe des temps, elle vend maintenant des petits drapeaux français, que des passants de toutes origines achètent, sans prêter attention aux affiches des films présentés à côté.
Strictly Criminel, où Johny Depp incarne une alliance contre nature entre la mafia irlandaise et le FBI pour lutter contre un ennemi commun, la mafia italienne, et le Docteur Frankenstein, énième remake du monstre créé en laboratoire. Des films américains bien sûr, qui promettent beaucoup de sang.
L’émotion
27 novembre. Il fait toujours aussi froid. Dehors, les magasins ont lancé la grande foire consumériste en prévision des fêtes de fin d’année. Tout va bien, et quand on ne va pas bien, disent les psys, il faut acheter et dépenser. Dernières trouvailles, authentiques, le déodorant intégral à mettre partout sur le corps, de la tête aux pieds, le dentifrice pour hommes et la lampe portable que l’on peut déplacer avec soi dans la maison.
Sur un écran perdu au milieu de la foule armée de milliers de sacs aux marques les plus connues, une tête, connue aussi, sourcils baissés, mine sérieuse, attitude dramatique. C’est François Hollande, le président des Français. Aux Invalides, où une grandiose cérémonie a été organisée. Son discours était attendu mais il est resté sur l’émotion et n’aura rien dit de précis sur les attentats, aucun mea culpa sur les alliances contre-nature, les manquements à la sécurité et l’imprévoyance des services de renseignements ou cet entêtement à vouloir renverser Bachar Al Assad, au mépris des lois qui régissent la souveraineté internationale.
Les Français, ainsi que les 17 victimes de pays étrangers assassinés en ce vendredi 13, ont-ils le droit de savoir ? « C’est parce qu’ils étaient la liberté qu’ils ont été massacrés », a expliqué le président aux nombreux proches des victimes présents, concluant par un « nous ne cèderons ni à la peur ni à la haine. » De l’émotion, pure, à l’image de ce que sont devenus la politique et les médias depuis des décennies, mettant en avant les sentiments en reléguant dans l’arrière-cour les grilles de lecture froides et cartésiennes. Mais pourquoi autant d’émotion au berceau du rationalisme ? Elle est évidemment nécessaire, tout comme la compassion de rigueur et le recueillement de mise. Mais 15 jours après le drame, difficile de trouver un début d’analyse sérieuse de la situation. A écouter le sentiment général, il s’agirait de jeunes désoeuvrés de banlieue, dopés au crack et au Coran, qui auraient surgi d’une mosquée insalubre minée par des Jihadistes au RSA pour mitrailler tout le monde. Là où il s’agit de groupes organisés et d’armées équipées, qui agissent sur fond de géostratégie, de contrôle de l’énergie et de guerres de pouvoir. Autant de secteurs où l’émotion n’a pas sa place.
La réflexion
Dans les médias mainstream qui surfent en boucle sur l’émotion, peu de place aux hypothèses audacieuses. Les mêmes experts payés aux mêmes tarifs passent et repassent sur les plateaux, n’apportant rien de nouveau et propageant le discours dominant, c’est la faute aux autres, tous jaloux de l’art de vivre français. Les mêmes personnalités médiatiques aussi, recrachant le même discours, invités partout.
Même un timide expert qui soulève le rôle déstabilisateur des USA dans la région depuis des décennies est vite remis à sa place, on n’a pas le droit d’être anti-américain. Il est par contre conseillé d’être anti-russe, même si l’on ne comprend pas très bien quel est la responsabilité de Poutine dans les attentats de Beyrouth, Tunis ou Paris. De toutes façons, c’est l’état d’urgence et des lois restrictives vont être votées, des politiques ayant même demandé un contrôle accru sur la presse pendant que d’autres réclamaient de puiser l’argent des bombardements en Syrie sur les dépenses sociales. Mais derrière ce bloc, tout n’est pas aussi soudé sur l’autel de la réunification.
D’abord le surprenant aveu de Bernard Squarcini, ex-directeur de la DCRI, qui a affirmé qu’il y a deux ans avoir proposé la liste de tous les djihadistes français opérant en Syrie à Manuel Valls, qui l’a refusé en expliquant par idéologie que la France n’échangeait pas de renseignements avec les autorités syriennes. Une information qui a rapidement disparu du champ médiatique. Et surtout, une très bonne enquête de France Inter.
Extraits choisis :
Matthieu Aron : Face au terrorisme, une communauté divisée et incohérente, dit François Hollande. Et bien nous allons revenir ce soir sur la fabrication du monstre Daesh. A-t-on fermé les yeux sur la montée en puissance de ce groupe terroriste ? Quelle est l’implication de l’Arabie Saoudite et du Qatar et quel rôle a joué la diplomatie française ?
Jacques Monin : Lorsque les Américains renversent Saddam Hussein, ils commettent deux erreurs. D’abord, ils mentent sur les armes de destruction massive et sur les liens supposés entre Saddam Hussein et al-Qaida. Mais surtout ils marginalisent les Sunnites pour mettre les Chiites au pouvoir et Paul Bremer, qui est alors le gouverneur américain à Bagdad, commet une faute qui va jeter des dizaines de milliers de soldats aguerris dans les bras du futur EI.
Jacques Monin : Oui vous avez donc compris, on a deux mouvements terroristes principaux, Daesh et al-Nosra, qui sont financés par le Qatar et par l’Arabie Saoudite, et ça a d’ailleurs encore été relevé très récemment, c’était en mai 2015 dans un rapport du Congrès américain.
Jacques Monin : C’est un aspect qui était assez peu évoqué jusqu’ici mais il y a effectivement en arrière-plan le pétrole et le gaz, parce que jusqu’ici l’Arabie Saoudite domine la production de pétrole et le Qatar celle du Gaz. Or ces deux pays apprennent que l’Iran, leur plus farouche rival, projette de construire un pipeline qui traverserait l’Irak et la Syrie pour s’assurer un débouché vers la Méditerranée, alors ça redistribuait totalement les cartes du marché du pétrole et du gaz.
Alain Juillet : c’est un des éléments qui vont pousser ces deux pays à déstabiliser Bachar el-Assad. L’Arabie Saoudite et le Qatar prennent très mal l’idée d’un pipeline qui pourrait aller depuis l’Iran jusqu’à la Méditerranée et qui pourrait donc concurrencer leurs livraisons de pétrole. Ils vont dire “mais dans le fond, le problème c’est Bachar, Bachar est en train de signer un accord qu’il ne devrait pas signer avec l’Iran, donc c’est un personnage extrêmement dangereux, donc il faut renverser Bachar. »
Alain Juillet : Les Américains ont livré des armes pour empêcher la progression de l’armée de Bachar contre Jabhat al-Nosra et Daesh. Les Américains ont livré des missiles anti-char encore récemment. La question, c’est qu’on entendait à ce moment-là “Nous soutenons les Syriens libres”. Mais quand on regarde sur le terrain ce que c’est que les Syriens libres, c’est rien du tout.
Alain Chouet : “La réaction que j’avais en général, en rentrant de Syrie, où je venais un peu raconter ce que j’avais vu, ce que j’avais entendu, les messages qu’on avait essayé de me faire passer. La réaction, une fois, la plus caricaturale, a été “écoute tu ne vas pas nous embêter avec la Syrie, c’est même pas le PNB de la Slovénie, alors on a mieux à faire avec nos amis Qataris et Saoudiens !”
Alain Juillet : L’Arabie Saoudite et le Qatar financent aussi les rebelles pour faire tomber le régime laïc de la Syrie et pour y instaurer un régime islamique extrêmement sévère. Les Saoudiens savent ce qu’ils ont fait, ils savent que nous savons. La vraie question est la manière dont ils interprètent notre réponse. Pour moi, nous avons montré que quoi qu’ils fassent, il y aurait impunité.
Le Sénateur Bob Graham, ancien Président de la Commission du Renseignement du Sénat américain : C’est notre refus de regarder en face la vérité qui a créé la nouvelle vague d’extrémisme qui a frappé Paris.
Hocham Daoud : Tout le monde a joué avec Daesh. Tout le monde voulait jouer à travers Daesh pour s’imposer. En fait, on a créé Frankenstein, aujourd’hui tout le monde essaye de trouver un moyen pour l’arrêter.
L’amour
Oui, il va en falloir beaucoup et tous côtés. De ceux qui tuent des civils par vengeance, qui se font exploser par conviction, et des autres qui bombardent des pays et leurs populations civiles sans aucune légitimité, qui déstabilisent des régions entières et financent le terrorisme. Comme on dit à Alger, tu manges le mouton avec le loup et tu pleures sa disparition avec le berger. C’est une vérité historique, l’amour a été inventé en Orient, quelque part entre le Tigre, l’Euphrate et la Palestine, autant de régions meurtries.
A Créteil, il fait toujours aussi froid et Myriam, qui a eu le temps de s’adapter à ce climat rigoureux, vend toujours ses petits drapeaux. Peut-être qu’elle vendra bientôt des Bibles et des Corans, des manuels de désobéissance civile, des déclarations des droits de l’homme, des résolutions de l’ONU ou même des armes un jour. Je ne me suis pas habitué au froid et J’ai hâte de rentrer à Alger pour faire le dernier tour de l’année dans le Sahara. 2016 sera peut-être l’année de la 3ème guerre mondiale. L’Afrique a des chances d’y survivre, les deux précédentes guerres s’étant déroulées en Europe. 60 millions de morts. Que de l’amour.