Missak et Mélinée Manouchian, ces amoureux de la liberté à l’étroit au Panthéon !

« Ils n’ont réclamé ni la gloire ni les larmes / Ni l’orgue, ni la prière aux agonisants ». Ils étaient immigrés, communistes, poètes, fous de liberté à en mourir. La France officielle les récupère, les momifie, les chosifie, les panthéonise, les empêche de reposer en paix.

Une chronique de Mustapha Saha

Mustapha Saha,  sociologue, écrivain, artiste peintre,  cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure nanterroise de Mai 68.  Sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée pendant la présidence de François Hollande. Livres récents : Haïm Zafrani Penseur de la diversité (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris), « Le Calligraphe des sables » (éditions Orion, Casablanca).
Missak Manouchian, poète arménien, né le 1er septembre 1906 à Adıyaman, Anatolie orientale, Empire ottoman. Recueilli, après les massacres de 1915 et l’assassinat de ses parents, dans un orphelinat chrétien de Jounieh au Liban, sous administration française.  En 1925,
il émigre avec son frère Karabet à Marseille. Il fonde à Paris plusieurs revues littéraires tout en travaillant comme menuisier, puis  tourneur. En 1934, il adhère au Parti communiste français et à la section syndicale Main d’oeuvre immigrée (MOI). En 1937, il est rédacteur en chef de la revue Zangow du Comité de secours à l’Arménie.
Dès le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, il s’engage dans l’action armée contre l’occupation allemande au sein des Francs-Tireurs et Partisans – Main d’œuvre immigrée (FTP-MOI). Missak Manouchian est arrêté le 16 novembre 1943 à Evry par la police française après plusieurs semaines de filature. Il est condamné à mort avec vingt-deux autres résistants, un autre arménien, un espagnol, deux roumains, trois hongrois, cinq italiens, huit polonais, deux français.  Ils sont fusillés au mont Valérien le 21 février 1944. Missak Manouchian est enterré au cimetière d’Ivry dans le Val-de-Marne aux côtés d’autres résistants étrangers. Il est brutalement arraché à ce compagnonnage du silence pour servir d’icône républicaine.
Missak Manouchian écrit une dernière lettre à son épouse, Mélinée (1913-1989),  quelques heures avant son exécution.  « Fresnes, 21 février 1944. Ma chère Méline, ma petite orpheline bien aimée. Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous serons fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m’arrive comme un accident. Je n’y crois pas. Et pourtant, je sais que je ne te reverrai jamais. Tut est confus en moi et bien clair en même temps. Je me suis engagé dans l’armée de la libération en soldat volontaire. Je meurs à deux pas de la victoire. Bonheur à ceux qui nous survivent. Bonheur à ceux qui goutteront la douceur de la paix et de la liberté. Au moment de mourir, je clame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand. Bonheur à tous. Tu feras éditer mes poèmes et mes écrits. Aujourd’hui, il y a du soleil. C’est en regardant la belle nature que j’ai tant aimé que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis » (Version synthétisée).

Une affiche rouge est massivement placardée sur le territoire français. S’y arborent dix portraits qualifiés de terroristes. Les prénoms sont occultés. Ils sont ici restitués avec la date de naissance et l’étiquette nazie. Missak Manouchian (1906-1944), 37 ans, chef de bande arménien, cinquante six attentats. Szlama Grzywacz (1909-1944), 33 ans, juif polonais, deux attentats. Thomas Elek (1924-1944), 19 ans, juif hongrois, huit déraillements de trains. Wolf Wasjbrot (1925-1944), 18 ans, juif polonais, un attentat, trois déraillements de trains. Robert Witchitz (1924-1944), 19 ans, juif polonais, quinze attentats. Mojsze Fingercweig (1923-1944), 20 ans, juif polonais, trois attentats, cinq déraillements de trains. Joseph Boczov (1905-1944), 38 ans, juif hongrois, chef dérailleur, vingt attentats. Spartaco Fontanot (1922-1944), 22 ans, communiste italien, 12 attentats. Celestino Alfonso (1916-1944), 27 ans, espagnol rouge, sept attentats. Marcel Rajman (1923-1944), 20 ans, juif polonais, 13 attentats. Des chiffres d’attentats et de déraillements fantaisistes. Charles Tillon, commandant en chef des Francs Tireurs et Partisans, parle de 125 actions armées et 16 déraillements de trains transportant des troupes allemandes (Charles Tillon, On chantait rouge, éditions Robert Laffont, 1977). Le gouvernement pétainiste exploite l’arrestation des résistants étrangers dans sa croisade xénophobe et raciste.

L’affiche est également diffusée en tract avec le texte suivant au verso : « Si des français pillent, volent, sabotent et tuent. Ce sont toujours des étrangers qui les commandent. Ce sont des chômeurs et des criminels professionnels qui exécutent. Ce sont toujours des juifs qui les inspirent. C’est l’armée du crime contre la France. Le banditisme, c’est le complot étranger contre la souveraineté française ».

Paul Eluard dédie un poème au Groupe Manouchian en 1949 :

« A la mémoire de vingt-trois terroristes étrangers

torturés et fusillés à Paris par les Allemands

Si j’ai le droit de dire en français aujourd’hui

Ma peine et mon espoir ma colère et ma joie

Si rien ne s’est voilé définitivement

De notre rêve immense et de notre sagesse

C’est que des étrangers comme on les nomme encore

Croyaient à la justice ici bas et concrète

Ils avaient dans leur sang le sang de leurs semblables

Ces étrangers savaient quelle était leur patrie

La liberté d’un peuple oriente tous les peuples

Un innocent aux fers enchaîne tous les hommes

Et qui se refuse à son cœur sait sa loi

Il faut vaincre le gouffre et vaincre la vermine

Ces étrangers d’ici qui choisirent le feu

Leurs portraits sur les murs sont vivants pour toujours

Un soleil de mémoire éclaire leur beauté

Ils ont tué pour vivre ils ont crié vengeance

Leur vie tuait la mort au cœur d’un miroir fixe

Le seul vœu de justice a pour écho la vie

Et lorsqu’on n’entendra que cette voix sur terre

Lorsqu’on ne tuera plus ils seront bien vengés

Et ce sera justice ».

 

Paul Eluard.

 

Louis Aragon rédige en 1955 son fameux poème, publié dans Le Roman inachevé, éditions Gallimard, 1956.

 

« Vous n’avez réclamé ni gloire ni les larmes

Ni l’orgue ni la prière aux agonisants

Onze ans déjà que cela passe vite onze ans

Vous vous étiez servis simplement de vos armes

La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans

 

Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes

Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants

L’affiche qui semblait une tache de sang

Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles

Y cherchait un effet de peur sur les passants

 

Nul ne semblait vous voir Français de préférence

Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant

Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants

Avaient écrit sous vos photos Morts pour la France

 

Et les mornes matins en étaient différents

Tout avait la couleur uniforme du givre

À la fin février pour vos derniers moments

Et c’est alors que l’un de vous dit calmement

Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre

Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand

 

Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses

Adieu la vie adieu la lumière et le vent

Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent

Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses

Quand tout sera fini plus tard en Erivan

 

Un grand soleil d’hiver éclaire la colline

Que la nature est belle et que le coeur me fend

La justice viendra sur nos pas triomphants

Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline

Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant

 

Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent

Vingt et trois qui donnaient le coeur avant le temps

Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant

Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir

Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant. »

 

Louis Aragon.

 

La société française est malade, depuis plusieurs siècles, des politiques d’immigration, toujours plus sélectives, toujours plus répressives, toujours battues en brèche par des retours de bâton.  La panthéonisation d’un couple mythique d’immigrés cache, en réalité, la préparation d’une réforme inique, qui abroge les derniers droits des étrangers, généralise systématise les rétentions, systématise  les expulsions. La loi sur le séparatisme, promulguée le 24 août 2021, attentatoire à la liberté d’expression, aux libertés de culte, d’association, d’enseignement,  instituées par la loi de 1905 sur la laïcité, stigmatise ouvertement la population musulmane. Les lois Pasqua-Debré des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix durcissent drastiquement  les conditions d’entrée et de séjour des étrangers. Les discours identitaires reprennent sans scrupules les arguties fascistes. Les immigrés, les réfugiés, les demandeurs d’asile, les étudiants étrangers, boucs émissaires désignés, portent le chapeau de la polycrise sociale, économique, culturelle. Les projets de loi en cours, en contradiction flagrante avec le droit international, prévoient le rétablissement du délit de séjour clandestin, le durcissement des conditions d’accès à l’aide médicale et aux prestations sociales. L’obtention d’un visa devient problématique.

 

Missak Manouchian s’assumait comme résistant communiste immigré. Il ne demandait ni sépulture majestueuse ni célébration fastueuse. Il n’était héros d’aucun roman national. Il se réclamait des damnés de la terre. S’il vivait aujourd’hui, en pleine réhabilitation du pétainisme, il serait fiché, pisté, traqué par la police.

 

Quand j’erre dans les rues d’une métropole,
Toutes les misères, tous les dénuements,
Lamentation et révolte l’une à l’autre,
Mes yeux les rassemblent, mon âme les loge.

 

Je les mêle ainsi à ma souffrance intime,
Préparant avec les poisons de la haine
Un âcre sérum, cet autre sang qui coule
Par tous les vaisseaux de ma chair, de mon âme.

Cet élixir vous semblerait-il étrange ?
Il me rend du moins la conscience du tigre,
Lorsque dents et poings serrés, tout de violence,
Je passe par les rues d’une métropole.

Missak Manouchian, Privation, in Anthologie de la poésie arménienne,

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Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)