En Mauritanie rectifiée, donner ne se conjugue à aucun temps. Pire, c’est désormais assimilé à une corruption insolite sans passe-droit en contrepartie. Pour avoir connu ce « dangereux » mécène qu’est Mohamed Ould Bouamatou, trois journalistes et la directrice d’un site web se sont ainsi vus traînés devant la justice.
Longs interrogatoires, par la police chargée des crimes et délits financiers, sur la ligne éditoriale de leur organe de presse respectif, les sujets évoqués, leurs liens supposés avec Ould Bouamatou, l’ancien patron des patrons mauritanien aujourd’hui en exil au Maroc, et son adjoint Mohamed Ould Debagh, les aides reçues de leur part…
Alors qu’ils ne sont ni accusés (pour le moment) ni témoins dans une quelconque affaire, les journalistes, dont le ton critique vis-à-vis du pouvoir actuel dérange apparemment beaucoup, sont passés sur le gril, de longues heures durant.
Une mascarade générale
Mais ils ne seront pas les seuls à être impliqués dans cette mascarade aux relents politiques manifestes. Après Ould Ghadda, le sénateur récemment kidnappé dans un premier temps puis placé en garde à vue, plusieurs de ses pairs et deux syndicalistes sont, à leur tour, interpellés et interrogés par la police économique.
Avec toujours en ligne de mire, Ould Bouamatou. Tout ce beau monde – sauf la cible principale, toujours exilée au Maroc ou ailleurs – se retrouve au tribunal de Nouakchott, le jeudi 31 Août, au matin, pour être présenté au Parquet. Commence alors un long processus qui ne s’achèvera que le lendemain matin à 7 heures.
Le procureur de Nouakchott-Ouest, qui a hérité de la patate chaude, requiert un mandat de dépôt contre Ould Ghadda, El Maalouma mint Meidah, l’icône de l’opposition et sénatrice frondeuse et le sénateur de Magta Lahjar ; des mandats d’arrêt, contre Ould Bouamatou, Ould Debagh et neuf sénateurs absents ; des placements sous contrôle judiciaire, à l’encontre des journalistes et syndicalistes.
Le pool de juges, à qui le dossier est envoyé, ne suit cependant pas exactement le Parquet dans ses réquisitions tout au moins celles qui sont écrites. Il place les deux sénateurs présents sous contrôle judiciaire, décerne des mandats d’amener contre les sénateurs absents mais maintient les deux mandats d’arrêt internationaux contre les deux hommes d’affaires en exil.
Une véritable bouffonnerie qui, n’hésitent pas à dire des observateurs judiciaires, démontre, si besoin est, que la justice est, plus que jamais, aux bottes d’un exécutif déterminé à l’utiliser pour régler ses propres comptes ! Instrumentalisation de la justice à des fins politiques partisanes, soutiennent avec plus de retenue les avocats de la défense.
Sinon, comment expliquer qu’on puisse traîner autant de monde avec une si grande célérité devant des juges, pour avoir seulement bénéficié de la générosité d’un homme, qui a apporté un appui à une presse libre encore en construction et à des syndicats dépourvus de ressources ?
Pourquoi ne pas étendre, alors, la liste à ceux que M. Bouamatou a pourvu de milliards, pour financer leur campagne, de maisons (dont une, au moins, a pignon sur rue) et de voitures, reconnaissance nationale et internationale en prime? Depuis quand donner est devenu un acte criminel ; recevoir, délictueux et licite selon le destinataire et le montant de la donation?
En tout état de cause, il ne nous a jamais été demandé en contrepartie de ce que nous avions pu recevoir de ce mécène ou d’un autre de commettre un délit ou de porter atteinte à l’honneur de notre profession ou à sa dignité.
Depuis que les sénateurs ont asséné, à Ould Abdel Aziz, un coup qu’il n’est pas près d’oublier, auquel s’est ajouté un référendum catastrophique, au regard de son rejet et du peu d’enthousiasme qu’il a suscité, en cette conjoncture, fort irritante, on le convient, pour la très haute opinion qu’il a de lui-même et qu’il exige, sinon universelle, du moins nationale, le chef de l’Etat, ne sait, certes plus, où «donner » de la tête.
En pointe dans le combat contre les réformes constitutionnelles, Ould Ghadda, qui a eu l’outrecuidance d’évoquer des dossiers malodorants, fut le premier à faire les frais de l’ire présidentielle.
D’autres victimes collatérales, comme les journalistes et les syndicats, ont été emportées par la bourrasque. Mais la méthode utilisée fut si grossière, le dossier si vide qu’aucune justice se prévalant d’un minimum d’indépendance ne la qualifierait de recevable.
Pourtant, tous ces gens se retrouvent sous contrôle judiciaire. Accabler les juges n’ajouterait cependant qu’une injustice à l’injustice : politique au plus haut degré, la piètre pièce a été écrite ailleurs. Il ne leur a été demandé que d’en jouer l’acte I.
D’autres suivront et seront certainement de même nature. Philosophes, les habitués du prétoire disent que dans les dossiers judiciaires à caractère politique, les PV de police, les actes d’accusation du Procureur, les mandats du Juge d’instruction, les décisions rendues par les juridictions de renvoi se suivent et changent seulement de dénomination.
La Mauritanie rectifiée n’en finit pas de nous surprendre. Après s’être ingénié à tarir les sources de financement de la presse indépendante, en interdisant, à toutes les structures de l’Etat, d’en souscrire abonnements ou d’y publier annonces, voici son maître d’ouvrage en train de poursuivre celle-ci, parce qu’elle a reçu le soutien d’un homme plus tout-à-fait en odeur de sainteté auprès de Sa Majesté.
A tout prix. Quels qu’en soient les sacrifices. Et l’on se souviendra, en ce lendemain d’Aïd El Kébir, fête par excellence du Sacrifice, de la victime délibérément immolée par Ould Abdel Aziz : rien de moins que la justice elle-même.
Une chronique d’Ahmed Ould Cheik