Malek El-Khoury: « La difficile fusion des cultures au Liban »

Les différentes occupations du territoire devenu Liban ont laissé des traces profondes, ne serait ce qu’au niveau des langues, toutes porteuses de culture: La langue arabe devenue langue officielle avec une tolérance pour le français et l’anglais, l’araméen dans les messes maronites, le grec dans les messes orthodoxes, les mots turcs greffés dans la langue arabe (« Gomrok » = douane), les noms de famille, etc. J’appellerai cette relation « organique ».

Une chronique de Malek El-Khoury

Cette diversité sur le sol libanais façonne le dénommé « vivre-ensemble » qui fait que les Libanais vivent parfois côte-à-côte, parfois de manière fusionnelle, avec des opinions, des cultures, des confessions non seulement différentes, mais aussi divergentes, voire même conflictuelles.

Depuis la nuit des temps, les nombreuses vagues d’émigration ont dispersé les diasporas aux 4 coins de la planète. Grâce à l’habitude de celles-ci de vivre avec des cultures différentes, ces émigrants se sont en général très bien intégrés dans leurs pays d’accueil, en Amérique latine, en Afrique, aux USA, en Europe ou dans les pays du Golfe, plus rarement en Asie. Ces libanais ont gardé au moins pendant 3 générations des liens étroits avec leur pays d’origine. J’appellerai cette relation « sociale ».

Plus que cela, certains émigrants se sont tellement bien intégrés qu’ils ont souvent réussi économiquement et ont occupé des fonctions économiques importantes ou ont fondé leurs propres entreprises qui rayonnent dans le monde. Cette relation « économique » est essentielle pour soutenir tous ceux qui sont restés sur place et n’ont pas pu ou pas voulu s’expatrier.

Les Libanais de l’étranger ne se sont pas contentés de s’intégrer, de réussir professionnellement et économiquement, ils ont aussi participé activement à la vie citoyenne du pays et ont atteint des fonctions publiques très élevées. Dans certains pays, il y eut des présidents, des ministres, des députés d’origine libanaise. Il y en a toujours et partout dans le monde. Cette intégration « politique » va aussi beaucoup influencer le Liban, parfois positivement parfois négativement.

Ces 4 niveaux de relations entre le Liban et le reste du monde ne sont pas sans séquelles. Il est certain que ce fantastique réseau aide le pays en cas de difficultés. Mais les émigrés bien placés peuvent aussi influencer des décideurs politiques dans leurs pays d’accueil respectifs à agir en fonction de leur appartenance politique, sociale ou économique. Ce qui n’est pas toujours à l’avantage du Liban.

Ainsi les Libanais ont dans leur ADN la mixité, la diversité, la variété qui leur permet de relativement facilement s’adapter à la nouveauté. Je me nomme un « pur bâtard », comme nombre de mes compatriotes.

La composition sociale encore assez traditionnelle et presque clanique au Liban fait que les différentes catégories de la population libanaise ne se sentent pas encore fusionnées dans une appartenance commune, peu importe sa dénomination. Là réside sa principale faiblesse qui facilite l’infiltration de puissances étrangères.

L’exiguïté du territoire, la rareté des richesses du sol, minérales ou agricoles, ne facilitent pas non plus la fusion des cultures.

Afin de gérer cette complexe diversité, nous avons instauré une démocratie particulière assez unique dans le monde (donc sans précédent pour profiter de l’expérience d’autrui), avec une économie libérale. Ce système politique est encore en pleine gestation et évolue constamment au gré des évènements qui secouent le pays et des bouleversements de la région et du monde. Il est encore très fragile.

Cette intégration dans le tissu mondial et son système politique ont pour conséquence que beaucoup de courants et idées politiques, qui traversent le monde, ont été « importés » au Liban et souvent s’y implantent de manière plus ou moins conséquente. Les idées circulent facilement et rapidement. Je m’explique.

Si un groupe d’une région A se sent menacé par les habitants d’une autre région B ou par une force étrangère il cherchera appui sur une puissance étrangère X dont il défendra bec et ongles les intérêts et les opinions afin d’assurer sa propre survie.

Il s’opposera donc idéologiquement avec l’autre groupe B qui, à son tour, pour assurer sa survie cherchera appui sur une puissance étrangère Y opposée dont il deviendra en quelque sorte le porte-parole.

Si X & Y sont en conflit, latent ou armé, les « protégés » A & B devront « suivre les directives » sous peine de perdre leur bouclier protecteur.

Un exemple. Durant la 2ème Guerre Mondiale, les Français et les Anglais se partageaient la dépouille de l’empire ottoman. Cette dispute internationale se refléta au Liban par l’affrontement – principalement politique – entre deux camps.

Ces actions seront facilitées par les 4 niveaux de relations internationales citées plus haut.

En fonction de la taille, du poids démographique et économique de la faction libanaise porteuse d’une idéologie et du poids politique et économique d’où cette idéologie est issue, ses « représentants » au Liban peuvent s’allier ou s’affronter.

Toutes ces caractéristiques font du Liban un pays totalement intégré dans le tissu mondial de par les liens étroits qu’il entretient avec le reste du monde.

La géographie, physique et humaine, a aussi son importance. Ses voisins le convoitent (pour son eau surtout) et craignent son système politique (malgré ses défauts) qui est l’opposé du leur. Les voisins proches (Syrie, Israël) ou plus lointains (Iran, Arabie Saoudite, Turquie, Egypte, Irak, Qatar, EAU) ayant des régimes politiques autocratiques ou monocolores (alors que leurs populations ne le sont pas) ont peur du succès potentiel de notre système politique démocratique basé sur la mixité et la diversité. Notre succès prouverait leur incapacité à gérer leur opposition politique interne qui est actuellement sévèrement réprimée.

Ils cherchent donc à saper notre évolution par une ingérence politique directe ou indirecte. Celle-ci est amplifiée par les conflits entre les puissances étrangères sur le territoire libanais qui exacerbent les tensions entre Libanais. En voici quelques exemples.

Des crises successives

Depuis la création du nouvel état libanais (à la chute de l’Empire Ottoman en 1918) les crises n’ont cessé de se succéder :

  • Le mandat français en 1920 divise profondément politiquement les libanais (les pro et les anti-français), à tel point que la France craignant l’indépendance suspend en 1936 la toute nouvelle Constitution mais doit sous la pression anglaise accepter en 1943 l’indépendance du Liban ;
  • Dès 1952 le nouveau président opte pour la doctrine de Eisenhower et le Pacte de Bagdad, ce qui provoque la 1ère mini-guerre civile en 1958 qui se termine par le débarquement des Marines ;
  • La création d’Israël en 1948 bouleverse complètement la région. Depuis sa création, le Liban s’est trouvé menacé par plusieurs guerres arabo-israéliennes dont 2 purement israélo-libanaises (1982 et 2006). En 1949 un traité d’armistice, toujours en vigueur, régule provisoirement la question des frontières ;
  • En 1956 la prise de pouvoir de Nasser en Egypte et la nationalisation du Canal de Suez génère un nouveau mouvement panarabe (et international avec le Mouvement des Non-Alignés) avec un grand nombre d’adeptes et d’opposants virulents au Liban ;
  • Suite à la défaite arabe de 1967, environ 400’000 Palestiniens se réfugient au Liban. Les accords du Caire en 1969, signés sous l’égide de Nasser, autorisent la présence armée palestinienne dans des camps avec un droit de résistance armée contre Israël. Cela aboutit à la guerre civile de 1975, puis aux occupations syrienne (de 1976 à 2005) et israélienne (de 1978 à 2000), sans parler de la force multinationale américano-italo-française qui quitta le pays en 1983 suite aux deux tristement célèbres attentats contre les sièges militaires des américains et des français ;
  • De 1975 à 1989 une guerre civile éclata entre deux camps soutenus chacun par des puissances internationales (Israël, la France, l’Angleterre, les USA, la Russie, l’Arabie Saoudite, la Syrie, l’Irak, l’Egypte, entre autres) ;
  • La fin de la guerre civile en 1989 a été chapeautée par l’Arabie Saoudite et les USA mais aussi par le Maroc et l’Algérie qui ont joué des rôles non négligeables. Une nouvelle Constitution a été concoctée à Taef en Arabie ;
  • La révolution de Khomeiny de 1979 se répand dans la région. L’Iran soutient activement en 1982 la formation de Hezbollah qui regroupera une bonne partie des chiites libanais qui se sentent délaissés et exclus du pouvoir. Hezbollah jouera avec le temps un rôle majeur non seulement au Liban mais aussi régional ;
  • En 2008, un petit conflit armé dans les rues de Beyrouth d’une dizaine de jours entre les partisans de Hezbollah et ses opposants éclate et bloque le fonctionnement des institutions. Ce conflit fut réglé à Doha au Qatar et finit par l’élection d’un président après 6 mois de vide présidentiel ;
  • En 2011 éclate la guerre de Syrie durant laquelle Hezbollah joua un rôle prépondérant, ce qui encore une fois divise profondément les Libanais. Près de 1.2 millions de syriens se réfugient au Liban avec pour conséquence un bouleversement économique, démographique, politique et social ;
  • De 2014 à 2019 l’état islamiste (DAECH) trouve des partisans au Liban qui provoquent des remous et des combats acharnés. Hezbollah et l’Armée libanaise collaborent pour mettre fin à la présence armée des islamistes au Liban ;
  • Parallèlement à ces évènements régionaux un blocage interne sur l’élection présidentielle de 2014 à 2016 (2 ans et demi) se débloque par des accords internationaux entre la France et l’Arabie qui demandent à leurs « représentants » d’accepter l’élection d’un président du camp opposé ;
  • Les sanctions contre la Syrie rendent le commerce avec la Syrie presque impossible, ce qui affaiblit sensiblement l’économie libanaise très tributaire de son voisin arabe, mais renforce les relations clandestines et mafieuses ;
  • La domination politique du Hezbollah au Liban a entraîné en 2017 d’abord l’arrestation incroyable par MBS de notre PM (qui fut libéré grâce à la France) puis des entraves sérieuses (un blocage presque total) au commerce avec les pays du Golfe, principal débouché économique et commercial du Liban. Aujourd’hui ce blocage se relâche petit à petit ;

On constate donc que les ingérences des puissances étrangères impliquées dans la politique libanaise sont nombreuses et existent depuis longtemps, facilitées, comme je l’ai déjà dit plus haut, par les relations internationales des Libanais et aussi, mais surtout, par les divisions internes semi-claniques des résidents. A ces puissances citées s’ajoutent la Turquie et la Chine qui, récemment, pointe du nez.

Cela fait pas mal d’acteurs sur une scène de théâtre assez restreinte. Il est difficile pour ces acteurs de jouer ou de se mouvoir sans se cogner, sans s’affronter. Les enjeux visibles au Liban reflètent souvent des conflits régionaux, voire internationaux. Chacun cherche à montrer sa force et sa capacité à empêcher l’autre de gagner du terrain. Ainsi si l’on ne peut avancer, il faut au moins empêcher l’autre d’avancer.

Le Liban devient un terrain idéal pour tester les rapports de force entre les différentes puissances étrangères dans toute la région.

Le Liban traverse aujourd’hui une crise dure, longue, sévère due principalement à l’immaturité politique de ses citoyens, à la structure encore assez clanique du pays, à l’incompétence et la cupidité de ses dirigeants, avec un héritage lourd et encore omniprésent des conflits de ces deux derniers siècles. Le pays est donc « faible » et fragile de par sa propre faute.

Cependant tous ceux qui y résident soit par volonté propre ou par naissance ont un point commun, ils sont tous très attachés à la terre, à son climat, à cette diversité qui fait leur force et leur richesse, et en même temps leur faiblesse.

D’ailleurs je dis tout le temps et j’insiste sur ce point que, malgré toutes les secousses assez fortes que le Liban a subies depuis au moins un siècle, il continue d’exister, de fonctionner. Certes, mal, avec des institutions paralysées, toutefois encore existantes. Rien n’a pu l’ébranler, ni le faire disparaître. Ni les occupations, ni les guerres civiles ou conflits armés sur (ou à partir de) son territoire, ni les souhaits, avoués ou pas, de détruire ce pays. Il est encore là et sera encore là demain. Peut-être différent de celui d’aujourd’hui, mais certainement basé sur sa diversité et sa mixité. Evidemment c’est mon opinion.

Aujourd’hui le Liban se trouve dans une phase où il se remet en cause et tente de trouver une nouvelle formule mieux adaptée aux besoins modernes, satisfaisant les différents groupes présents sur le territoire.

Mon impression est que les Libanais cherchent aujourd’hui à imaginer une formule politique locale inspirée de toutes les expériences précédentes et non plus d’importer un système politique tout fait, style « copier-coller ». Cela prendra du temps, mais on y arrivera.

Le Liban est encore comme un « enfant » qui compte sur ses « proches » pour l’aider à sortir de l’embarras. Il doit atteindre la maturité. Il a été trop gâté jusqu’à maintenant et se comporte un peu comme un adolescent à qui ses parents lui ont promis monts et merveilles ! Il doit grandir, s’affranchir, se sentir appartenir à une collectivité. C’est notre travail aujourd’hui. Il est colossal, je l’avoue, mais pas impossibl

Genève le 17.1.2023