L’Intelligence Artificielle façon Musk, une arme de destruction massive

Notre chroniqueur et ami Xavier Houzel est effrayé par les perspectives ouvertes par un Elon Musk, bras droit de Trump, qui tire « son pouvoir et son aura » de l’Intelligence Artificielle, « la sienne, bien entendu ».
Xavier Houzel, spécialiste du Moyen-Orient et des questions pétrolières
 
Elon Musk se présente aux États-Unis tel Protée, sachant tout du passé et du présent et doté du pouvoir de prophétie et de la faculté de se métamorphoser : il nous propose tout à coup , avec Grock 3, l’IA soi-disant « la plus intelligente sur terre[i] » ! Comme il tire son aura et qu’il détient son pouvoir de l’IA, des innovations et des ruptures correspondantes, il commence par faire table rase du passé en tentant de remplacer en bloc une nuée de fonctionnaires américains par l’IA – la sienne, bien entendu. Il fait à cette occasion la chasse au renseignement, qu’il s’agisse du FBI ou de la CIA, ou du Fisc et de la sécurité sociale, car il lui faut les données de leur clientèle pour s’en approprier aussitôt les clés, pour les référencer et les faire mouliner avec ses propres algorithmes, qu’il s’agisse des électeurs ou des contribuables, c’est-à-dire de tous les citoyens, et cela sans autorisation de personne ni la moindre protection de la vie privée des gens. Ce qui est ahurissant !
Après l’Amérique du Nord, pourquoi ne pas s’attaquer au reste de l’Humanité, avec la force de frappe des USA ? Sans limites aucunes. Le vice-président Vance reproche dès aujourd’hui à l’Union Européenne de brider ladite IA pour en contrôler les dérives éventuelles ! Il préfigure alors ce que sera le « monde d’après ». Mais nous sommes à la fois loin de l’ère du Sud Global et de son heure et de l’invention d’un nouvel ordre mondial, éventuellement favorable au groupe des BRICS, tel que le conçoit un universitaire comme Bertrand Badie

L’IA va trop vite

Nous sommes aussi tout près d’un effondrement civilisationnel de l’ancien monde, parce que l’IA va trop vite ! La course se fait sur une corde raide. Une nouvelle forme de colonisation par la conformité des messages et par l’uniformité induite de la pensée risque de balayer toute volonté de rupture avant que les colonisés n’aient eu le temps de s’en prémunir. Nombre de métiers disparaîtront, d’autres les compenseront, comme jadis et depuis l’invention de la roue, là n’est pas la question ! Les philosophes et les théologiens se penchent sur le problème. Les flux migratoires, par exemple, devront être régulés pour éviter la « submersion » des civilisations par le nombre, et puis les naissances et puis la démographie….mais ce n’est pas l’IA qui y pourvoira ! La « démocratie » fonctionnera par algorithmes intercalés. Cela donne le vertige :  monsieur Vance semble vouloir le nier, en créant un tohu-bohu jamais atteint auparavant quand il morigène la vieille Europe à ce propos. Qu’il ait raison ou qu’il ait tort, à terme, ce sera le retour à l’ordre primordial, à la révision des échelles de valeurs et des rapports de forces. C’est dangereux.
Deuxième chuchotement d’Elon Musk, bruissant comme un méchant acouphène dans les oreilles présidentielles: l’armement et la monnaie (le sacro-saint Dollar), qui faisaient la puissance de l’Amérique, risquent d’être trappés d’obsolescence ! Le char de combat et l’avion de chasse « à coups de millions » n’auront plus besoin d’équipages ; ils seront impuissants devant les attaques de plus petits que soi « au prix d’une poignée de Dollars » ; seulement. Le drone est devenu intelligent ! Et même très intelligent (beaucoup plus malin que ne peut l’être un char, trop compliqué).

L’esprit de conquête

Le même Protée poursuit cependant en murmurant à l‘oreille du président que le réchauffement climatique va libérer des glaces – sous la double influence de l’homme et des cycles naturels tels que l’oscillation Nord-Atlantique – la plus grande partie des eaux et des continents inclus dans le Cercle polaire Arctique. Or ce rivage invisible borde des pays aussi variés que l’Alaska, le Canada, le Groenland, l’Islande, la Norvège, la Suède, la Finlande et la Russie (notamment la Sibérie). Les satellites de Starlink (près de 7.000 unités) disent que les icebergs y fondent à toute allure mais surtout qu’il existe, au-delà de cette ligne de démarcation, un No man’s land immensément riche encore à conquérir.
Nonobstant un traité datant de 1920 – celui de Svalbard, instauré pour réglementer l’inlandsis arctique[ii] – les Américains aimeraient bien bouter hors de l’Arctique les Russes et les Européens. En réalité, ce sont les Chinois que l’Amérique redoute le plus en Arctique, sachant que le « premier arrivé » pourrait y contrôler les eaux (la pêche), le sol (l’agriculture et les forêts), le sous-sol (les terres rares et les hydrocarbures) et les accès (la route du Nord sera bientôt ouverte aux tankers toute l’année). Les Chinois ont l’inconvénient d’être trop nombreux, ce qui se transforme en avantage quand il s’agit de peupler des pays vierges ! La région arctique a d’autre part un caractère stratégique évident depuis la guerre froide, les missiles balistiques de la Russie pouvant facilement passer par le pôle Nord vers le continent américain !
Ces considérations sont de nature à faire resurgir l’esprit de conquête qui anima jadis les ancêtres d’Elon Musk et de Donald Trump ! Aussi le tandem formé par le Sud-Africain et le pionnier yankee ne résiste-t-il pas à la tentation de mettre la main sur le trésor du Cercle Arctique Polaire. La population autochtone du Grand Nord Canadien, du Groenland ou de la Sibérie orientale qu’on nomme « les Esquimaux » est beaucoup moins nombreuse que les tribus « Indiennes » de la conquête de l’Ouest ou que les peuplades bantouphones de la Colonie du Cap.
C’est l’une des raisons pour lesquelles les États-Unis réclament sans vergogne aussi bien le Canada que le Groenland et c’est pourquoi ils se  retirent sine die – sans aucune explication valable – de traités tels que l’Accord de Paris de 2015, adopté dans le cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), ainsi que de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), de la même manière que, le 8 mai 2018, le président américain d’alors, le même Donald Trump, avait annoncé le retrait des États-Unis de l’accord de Vienne, en accompagnant sa décision brutale de sanctions économiques accablantes contre l’Iran ! L’Europe s’était alors couchée, la France la première… anticipant ainsi sur son retour à la case zéro de l’ordre primordial (en vigueur lors du dernier refroidissement global, ou de la dernière glaciation terminée il y a 12.000 ans), quand le dominant primait obligatoirement sur le dominé – avant l’existence de  « nations », avant les « valeurs », avant Homère, avant Tocqueville ! Et voilà enfin pourquoi, Donald Trump et son équipe se précipitent chez MBS (qui a les sous, dont la Russie pourrait avoir besoin pour se remettre de la guerre et développer la Sibérie) pour y rencontrer le président Poutine. L’affaire de l’Ukraine sera une bonne affaire pour les trois : l’un sera remboursé en terres rares et l’autre en territoires. Trump veut à tout prix éloigner la Russie de la Chine et MBS, gardien au nom de son père des Deux Mosquées, veut être dans la cour des grands, sachant que les Russes sont ancrés aussi solidement à Mourmansk qu’ils entendent le rester aussi durablement à Vladivostok.
Pour le reste, les Russes et les Perses se méfient l’un de l’autre depuis toujours. Poutine est relativement isolé. Les Chinois ne sont pas invités. Quant aux Européens, ils sont anéantis. 

Les jeux de rôle de la diplomatie

Avec la fin du libre arbitre de l’homme (battu par plus intelligent que lui, mais pas obligatoirement par le plus fort), avec la fin de la diversité démocratique (tout le monde obéissant à la même intelligence supérieure), avec l’altération du principe de puissance (jusqu’alors caractérisé par la force), avec la dévalorisation de la notion de frontière (celles des traités, de celui de Berlin ou celui de Svalbard et d’une kyrielle d’autres lignes de partage négociées), avec la démonétisation des organisations internationales et de leurs chartes en déshérence, la communauté des nations risque de s’effondrer sous elle-même. Les traits des civilisations hier vivantes iront en s’estompant, à cause de l’IA, qui, entre temps, sera une « super IA » assistée d’ordinateurs quantiques « réagissant uniformément » et en temps réel. Justement, c’est imparable !
L’Histoire récente et la géographie sont certes encore prégnante de la colonisation des Phéniciens à Carthage, de celle de Rome sur le pourtour méditerranéen, des Chinois dans le Sud-Est Asiatique et jusqu’en Sibérie, des Ottomans, de la France ou de la Grande-Bretagne et du reflux – pour ne pas dire de la décadence – de leurs empires. On admet que sans le désastre de Diên Biên Phu et surtout sans la pantalonnade infligée à la France à 60 kms du Caire devant les menaces soviétiques et les semonces américaines du 7 novembre 1956 – lorsque « l’Opération Mousquetaire »  tourna à l’avantage diplomatique pour Nasser – la Guerre d’Algérie n’aurait jamais eu lieu. Oui, Nasser, le plus faible, a battu le plus fort, ce jour-là (la Grande-Bretagne, l’État Hébreu et la France, coalisés). Mais c’est épiloguer à revers et nous n’en sommes plus là ! Merci à Moscou et à Washington. La France, l’Angleterre, l’Allemagne sont aujourd’hui dans un même état de décrépitude sans qu’il n’y ait là de rapport avec la « décolonisation ». Avec la mondialisation, la téléphonie et internet, tout le monde colonise dorénavant tout le monde de multiples façons. Et j’ajoute, pour parler du faible qui bat le plus costaud, que l’Afghanistan a battu à plate couture successivement l’Union Soviétique et les États-Unis d’Amérique. Les colonisés d’hier sont les colonisateurs de demain, démarche à laquelle ils s’adonnent le plus souvent sans expérience ni mesure, directement ou par intermédiaire : les USA en sont l’exemple le meilleur. Au mieux, ils font des enfants « à la mitrailleuse » et ils investissent l’ancienne métropole.
La Diplomatie devrait enfin  pouvoir jouer. Mais alors sans IA et hors la vue de toute caméra. 
 

[i] https://www.ladepeche.fr/2025/02/17/intelligence-artificielle-4-choses-a-savoir-sur-grok-3-le-nouvel-agent-conversationnel-delon-musk-12518470.php

[ii] Ce dernier autorise ses signataires (le Canada, le Danemark, les États-Unis, l’Islande, la Norvège, la Russie, la Finlande, la Suède, la Chine et d’autres) à exploiter la zone arctique (pêche, chasse, tourisme, recherches scientifiques, industrie…). Exception faite à la Chine, pourtant signataire, n’ayant accès à aucun de ces droits.