L’impuissance libanaise face aux frappes israéliennes

À la veille de l’Aïd, Israël a frappé violemment la banlieue sud de Beyrouth, ciblant le Hezbollah. Une démonstration de force qui met à nu l’impuissance du pouvoir libanais, incapable d’imposer sa souveraineté ni de protéger ses citoyens. Netanyahou a déclaré qu’il nous ferait « regretter la guerre précédente, tellement celle-ci serait plus puissante… »

À la veille de l’Aïd al-Adha, alors que les rues de Beyrouth commençaient à se parer des lumières de fête, la capitale s’est brutalement réveillée à une autre réalité, celle de la guerre qui rôde. Dans la soirée du jeudi 5 juin, une série de frappes aériennes israéliennes s’est abattue sur la banlieue sud de Beyrouth, ciblant les quartiers densément peuplés de Hadath, Haret Hreik, Burj al-Barajneh, mais aussi Ain Qana au Sud-Liban. Selon l’armée israélienne, ces frappes visaient des infrastructures du Hezbollah liées à la production de drones. Pour les habitants, elles ont surtout signifié panique, peur, fuite précipitée. La scène n’est pas inédite. Mais son intensité est sans précédent depuis le cessez-le-feu du 27 novembre 2024. Et surtout, elle survient dans un moment politique crucial : les cent jours du gouvernement Nawaf Salam, une échéance symbolique qui aurait dû porter le sceau du renouveau, et qui se retrouve plutôt marquée du sceau de l’impuissance.

Car c’est bien cela que ces frappes mettent en lumière, au-delà des messages militaires ou diplomatiques qu’elles prétendent porter : l’échec profond de l’État libanais à exercer sa souveraineté. Ce que dit Israël à travers ces frappes, ce n’est pas seulement qu’il se défend ou qu’il répond à des tirs de roquettes. Ce qu’il dit, c’est que le pouvoir officiel libanais n’a plus de prise réelle sur ce qui se joue sur son sol. Que le Hezbollah continue de faire la pluie et le beau temps au sud, au sud-est, parfois même au centre. Que les déclarations répétées sur le monopole de la force par l’État ne sont que des mots, creux et inopérants. Joseph Aoun, nouvellement élu président, avait pourtant promis que 2025 serait l’année de la « restauration de l’autorité nationale ». Ce slogan, aussi martelé soit-il, se heurte à une réalité de terrain implacable : celle d’un groupe armé dont les capacités militaires sont encore conséquentes, dont les réseaux logistiques sont bien rodés, et qui continue à fonctionner en parallèle de l’État, avec son propre agenda régional, ses propres alliances, et surtout son impunité.

En frappant aussi violemment, Israël n’envoie pas un message uniquement au Hezbollah. Il s’adresse aussi, et peut-être surtout, au pouvoir libanais. Un pouvoir jugé trop lent et trop ambigu sur la question du désarmement. Les pressions internationales, notamment américaines, se sont multipliées ces dernières semaines. Washington a clairement exprimé son impatience face au manque de progrès dans l’application des accords de novembre. Des représentants comme Morgan Ortagus, très active ces derniers mois sur le dossier libanais, avant d’en être brusquement dessaisie il y a juste quelques courts jours – le timing interroge quand même ! –  ont fait savoir que les retards dans l’exécution des promesses sécuritaires pourraient entraîner un durcissement des positions américaines, voire une révision des aides militaires et financières. Le Liban ne peut pas éternellement se retrancher derrière ses faiblesses institutionnelles. Il doit, à un moment, choisir : affronter la complexité du désarmement ou s’enfoncer dans l’insignifiance géopolitique.

Un pays livré à lui-même

Cette escalade israélienne aurait dû provoquer un sursaut national. Elle aurait dû amener le pouvoir à convoquer un conseil de défense, à proposer un calendrier contraignant de mise en œuvre des résolutions internationales, à exiger du Hezbollah qu’il rende des comptes sur sa militarisation continue, y compris dans des zones civiles. Mais il n’en a rien été. Comme souvent, le président a publié un communiqué laconique, dénonçant la « violation de la souveraineté libanaise », et appelant la communauté internationale à « faire pression sur Israël ». Quant au Premier ministre Nawaf Salam, il a profité de son discours des 100 jours pour redire, sans y croire, que « l’État doit être seul détenteur de la violence légitime », sans présenter ni échéances, ni leviers, ni conséquences en cas de blocage. Les Libanais ne sont pas dupes. Ils savent que ces mots sont devenus des incantations bureaucratiques, déconnectées du réel. L’État ne protège plus, il observe. Il ne commande plus, il commente. Et pendant ce temps, les avions israéliens frappent, les drones survolent, et les enfants de la Banlieue sud (et des environs) tremblent dans les cages d’escaliers.

Le pire, c’est que cette paralysie s’accompagne d’une forme de normalisation du chaos. À force de vivre sous la menace, les Libanais ont appris à s’adapter, à détourner le regard, à relativiser l’insupportable. Une frappe ici, une roquette là, quelques morts de plus ou de moins… le compteur de l’indignation semble usé. Pourtant, cette dernière attaque dit quelque chose de plus grave : elle signifie que le Liban n’est plus perçu par ses voisins comme un État capable de négocier, d’imposer ou même de proposer. Il est perçu comme un territoire, un champ d’opérations… dans la guerre des autres ! Un pays fragmenté, incapable de défendre ses frontières, de contrôler ses cieux ou de protéger ses citoyens. L’armée, pourtant respectée, semble spectatrice. Et le pouvoir civil, pris entre les injonctions étrangères et les menaces intérieures, choisit de ne rien faire. Il gère le vide.

Ce vide, le Hezbollah le remplit. Par son réseau social, son narratif de « résistance », sa rhétorique de défense du Liban contre l’ennemi sioniste, il continue de séduire une partie de la population. Mais en réalité, il prend en otage tout un pays. Il parle au nom de tous, sans mandat. Il agit sans rendre de comptes. Il maintient ses armes tout en participant au jeu politique, comme si l’exception était devenue la règle. Et personne, ou presque, n’ose dire que ce double statut est le nœud du problème.

Alors que va-t-il se passer après ces frappes ? Faut-il espérer un nouveau cycle de négociations internationales ? Un revirement interne ? Rien de cela ne semble proche. Le Liban s’est installé dans l’entre-deux. Entre deux guerres, entre deux présidences, entre deux versions de lui-même. Les frappes israéliennes ne sont que le symptôme d’une maladie plus profonde : celle d’un État qui a abdiqué ses responsabilités, d’une élite qui s’accroche à ses privilèges, et d’une population qui, bien que lucide, n’a plus les moyens de se révolter.