Dans un éditorial de l’Orient le Jour, notre ami Michel Touma explique comment, après l’explosion du 4 août 2020, Beyrouth est devenue un symbole de résistance
Une chronique de Michel Touma
Si l’on pouvait établir une échelle (qualitative) de l’ignominie, à son degré le plus abject il y aurait pire que le crime. Il y aurait la banalisation du crime, amplifiée par l’impunité et l’indifférence poussée à son stade le plus infâme, équivalent à l’irresponsabilité la plus répugnante. Les positions radicales, jusqu’au-boutistes et survoltées encore perceptibles un an après la mystérieuse double explosion apocalyptique du 4 août 2020 au port de Beyrouth ne sauraient être inscrites au registre des simples réactions à un nouvel épisode, aussi douloureux soit-il, de la guerre libanaise.
Des milliers de morts et de blessés jonchant la chaussée dans le périmètre du port et aux entrées d’hôpitaux totalement dévastés
Quelle que soit la cause véritable de l’explosion, et même si la thèse – peu plausible – de l’accident et de la négligence est retenue, il y a eu incontestablement crime, à classifier dans la catégorie des crimes contre l’humanité. Et à cet égard il serait profondément contre-productif de placer tout le monde dans le même panier pour la détermination des responsabilités. Car il y a bien eu une partie précise, une puissante « force de facto » dont l’autorité (crainte de tous) a court-circuité les filières de l’État et qui a été bel et bien à l’origine (qui est donc directement responsable) du détournement de la cargaison de nitrate d’ammonium, de son déchargement au port de Beyrouth, de son « exploitation » à des fins inavouables et de la couverture sécuritaire (illégale) qui lui a été assurée au hangar numéro 12 pendant près de six ans. Le Hezbollah et le régime Assad ont été clairement pointés du doigt sur ce plan par de nombreuses sources locales et occidentales, arguant du fait que le parti chiite exerçait son contrôle direct sur le port de Beyrouth.
Mais parallèlement, il y avait aussi ceux qui, dans les plus hautes sphères de l’État, « savaient » mais qui n’ont rien fait pour éviter la catastrophe. Le président de la République a lui-même reconnu publiquement qu’il avait été averti du danger potentiel.
C’est précisément à ce niveau que se situe tout le drame. Car nul ne saurait occulter le fait que toute une population vit encore, un an après, sous le choc d’un traumatisme incommensurable provoqué par les scènes horrifiantes des milliers de morts et de blessés jonchant la chaussée dans le périmètre du port et aux entrées d’hôpitaux totalement dévastés par l’explosion à Achrafieh, Gemmayzé et Dora. Des scènes qui ne sont pas sans rappeler celles, semblables et tout aussi insoutenables, du film Gone with the wind.
Le Hezbollah se comporte comme s’il n’était nullement concerné, ni de près ni de loin, par la catastrophe
Toute une population ne parvient toujours pas à effacer de sa mémoire la vue apocalyptique des destructions à grande échelle causées dans les quartiers du vieux Beyrouth, lesquels ont pour les habitants valeur de symbole du fait qu’ils ont une histoire, un passé, des traditions, un patrimoine ancien.
En dépit des plaies et des profondes cicatrices – aussi bien physiques que psychologiques – qui sont loin d’avoir connu ne fut-ce qu’un début de cicatrisation, le Hezbollah se comporte comme s’il n’était nullement concerné, ni de près ni de loin, par la catastrophe. Et parallèlement, les plus hautes sphères de l’État, président de la République et anciens ministres inclus, affichent une attitude de quasi-indifférence, de détachement total, sans scrupules, à l’égard du drame.
Cette banalisation du crime, cette irresponsabilité foncière, cette indifférence face à la tragédie vécue par la population, cette inqualifiable obstination à faire obstruction à toute reddition de comptes et recherche de la vérité, ne peuvent qu’exacerber un grave sentiment de révolte et de ras-le-bol généralisé. Si bien que pour beaucoup, Beyrouth est devenue un symbole de résistance. Une résistance contre ceux qui cherchent à modifier le visage libéral du Liban, ouvert sur le monde et défenseur des valeurs humanistes. Une résistance contre ceux qui veulent imposer un mode de vie obscurantiste, qui s’emploient à prendre le pays en otage pour assouvir les ambitions expansionnistes et hégémoniques d’une puissance régionale. Une résistance contre ceux qui tentent d’entraîner les Libanais dans des guerres et des conflits étrangers dont ils n’ont cure, qui ont pour projet de maintenir le pays dans une situation d’abcès de fixation des crises régionales.
Beyrouth, symbole de résistance… Une résistance plurielle, fédératrice de toutes les forces souverainistes qui devraient converger vers un même objectif, celui de mettre un terme au statut d’otage imposé aux Libanais depuis plus de cinquante ans, depuis la fin des années 1960 du siècle dernier. Une résistance similaire, toutes proportions gardées, aux Forces françaises de l’intérieur (FFI) qui regroupaient des militants de tous les courants politiques, lesquels avaient mis une sourdine à leurs divergences pour concentrer tous leurs efforts sur un seul objectif prioritaire : libérer leur pays de l’occupation et lui redonner toute sa grandeur. Est-ce trop demander, chez nous, aux chefs de partis et pôles politiques de suivre cet exemple dans un pays en proie aujourd’hui à la pire crise existentielle, socio-économique et financière de son histoire contemporaine ?
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