Tesnim Ghannouchi, sociologue et chercheuse en sciences sociales, est la fille de Rached Ghannouchi, le leader historique des islamistes tunisiens emprisonné le 17 avril 2023. Cette personnalité très populaire et à ce titre une victime de la répression brutale du régime de Kaïs Saïed aura été une des figures emblématiques du printemps arabe qui a débuté en 2011 en laissant espérer que le monde arabe, notamment la Tunisie et l’Égypte, trouveraient les moyens de réconcilier l’Islam et la démocratie.
Il y a deux ans, mon père, Rached Ghannouchi, a été arrêté à son domicile à l’âge de 81 ans. Aujourd’hui âgé de 83 ans, il est toujours emprisonné, victime d’un acharnement politique manifeste. Détenu dans des conditions difficiles et privées de soins appropriés, sa santé déjà fragile ne cesse de se dégrader. Son seul crime est d’avoir défendu, avec constance et conviction, la démocratie tunisienne, menacée puis démantelée depuis le 25 juillet 2021.
Fondateur du mouvement Ennahdha et ancien président de l’Assemblée des représentants du peuple, Rached Ghannouchi est avant tout une figure intellectuelle majeure du monde arabe, un homme qui a toujours prôné le dialogue, la pluralité politique et la cohabitation pacifique des courants idéologiques. Il a joué un rôle clé dans la transition démocratique post- révolutionnaire, notamment dans l’élaboration de la Constitution de 2014, saluée à l’époque comme un modèle de compromis démocratique et de respect des droits de l’homme.
Par ailleurs, il est important de rappeler la contribution intellectuelle majeure de Rached Ghannouchi à la réflexion sur la démocratie dans les sociétés musulmanes contemporaines. Contrairement à une vision qui oppose frontalement l’islam et la démocratie, il a œuvré pendant des décennies à penser leur compatibilité, voire leur complémentarité. Sa conception d’une « démocratie musulmane » repose sur l’idée que la souveraineté populaire, les droits civiques, le pluralisme politique et la séparation des institutions politiques et religieuses sont non seulement compatibles avec les principes islamiques, mais qu’ils peuvent être enracinés dans une lecture éthique et contextuelle de ces principes. Refusant tout despotisme (qu’il soit religieux ou laïc), il a plaidé pour un ordre politique où les croyants et les non-croyants peuvent coexister dans le respect mutuel, à travers des institutions représentatives et une culture du dialogue. Cette pensée constitue une contribution précieuse au débat sur les formes plurielles de la démocratie, bien qu’elle reste souvent méconnue ou caricaturée dans les débats publics.
Une cible de la répression
Depuis le coup de force du président Kaïs Saïed, la transition démocratique a été méthodiquement détruite. Dissolution du Parlement, mise au pas de la justice, arrestations arbitraires : la Tunisie vit une régression alarmante de ses acquis. La justice est aujourd’hui asservie et instrumentalisée pour éliminer toute voix critique, et c’est dans ce contexte que mon père est devenu l’une des cibles principales de cette dérive autoritaire.
Il est inculpé dans plusieurs affaires à caractère manifestement politique, notamment pour « complot contre la sûreté de l’État » et « incitation à la haine », ce qui est l’exact opposé de sa pensée, de sa personnalité et de ses actes, comme en témoigne sa vie entière de résistant pacifique à la dictature. Dans les faits, il s’agit d’une volonté claire d’éliminer toute opposition.
Mon père, bien qu’en mauvaise santé, a été maintenu en détention préventive, malgré les appels nationaux et internationaux à sa libération. Aujourd’hui, la vie de mon père est en danger. Il a été condamné le mercredi 5 février 2025 à 22 ans de prison, par le tribunal de première instance de Tunis à l’issue d’un procès sans fondement juridique, et ce, en plus d’autres affaires montées de toutes pièces. L’acharnement judiciaire dont il est victime vise non seulement sa personne, mais aussi ce qu’il incarne : l’idée qu’une Tunisie démocratique, inclusive et pluraliste est encore possible. À travers lui, c’est un pan entier de l’espoir démocratique tunisien que l’on cherche à faire disparaître, en effaçant la mémoire et les acquis d’une décennie de lutte pacifique.
« La démocratie n’est pas un luxe pour les peuples arabes. C’est une nécessité pour la paix sociale ainsi que la dignité humaine. Aucun projet de société ne peut survivre sans le respect des différences et sans le pluralisme »
Rached Ghannouchi
Mais aujourd’hui, c’est précisément cette vision qu’on cherche à faire taire, à criminaliser. La répression en Tunisie ne répond à aucune des urgences du pays. Elle ne guérit ni la crise économique, ni le désespoir des jeunes, ni la désaffection politique. Emprisonner les voix critiques ne fait qu’exacerber les tensions, miner la cohésion sociale, et isoler davantage le pays sur la scène internationale. On ne construit pas un avenir sur le silence, la peur et la vengeance.
L’emprisonnement arbitraire de mon père ne résout aucun des problèmes auxquels la Tunisie est confrontée — bien au contraire, il symbolise un point de bascule où la justice elle- même a été détournée de sa mission. Ce qui se joue aujourd’hui dépasse le sort d’un homme. La démocratie a été détruite de facto, et avec elle, les garanties les plus fondamentales de justice, de droit et de dignité.
J’en appelle à toutes les consciences libres, en Tunisie et à l’international, à dénoncer ce détournement de la justice et à exiger la fin de cette instrumentalisation des institutions judiciaires à des fins de répression politique. La société civile tunisienne, les défenseurs des droits humains, les institutions internationales, ne doivent pas détourner les yeux. Rached Ghannouchi n’a jamais cessé de défendre une Tunisie pluraliste, juste et libre.
L’injustice qui lui est faite est une blessure ouverte pour tous ceux qui croient encore en la possibilité d’un avenir démocratique.