Un billet de Xeno
À Strasbourg, qui est la capitale parlementaire de l’Europe, il se joue un drôle de match.
D’ordinaire, on y goûte aussi bien des flammekueches à tomber par terre en parlant l’Alsacien (un parler germanique) que des joues de porc mijotées au Riesling rue de la Pucelle en chantant dans la langue de Molière. Mais, ce soir, l’air est buissonnier ; il s’est fait en ville un silence inusité. La « Grande Brasserie du Père Macron » est temporairement fermée, tout son staff s’est transporté à la Nouvelle Orléans pour les festivités (culinaires) du deux-cent-vingtième anniversaire de la cession par la France de la Louisiane à l’Amérique. La désignation des cuistots et des gâte-sauces de la BPM[i] (diminutif familier de l’établissement de prestige du « Père Macron ») est interprétée comme un honneur collectif, et nombre de rideaux sont fermés dans la restauration. Les gens des faubourgs, comme ceux du quartier de la cathédrale sont à la télévision.
« L’Ami Scholtz » (anciennement « La Mère Merkel ») est en revanche resté ouvert, sa façade est illuminée de loupiotes – ses chalands étant généralement d’expression germanique. C’est un restaurant de très bonne tenue, où l’on est assuré de trouver un couvert jusque tard avec de la bonne cuisine ; la nourriture y est copieuse, c’est nourrissant – un peu lourd comme parfois à partir de recettes d’Outre-Rhin. Comme à l’accoutumée, un ballet de marmitons turcs, coiffés de tarbouches en feutre rouge virevolte de table en table, aussi le menu s’y déguste-t-il vivement, autorisant un deuxième service, lorsque la clientèle est là. Ce soir, il y a foule. Olaf, le nouveau chef de l’école du küchenchef von Bismarck (le maître-queux qui porta au XIXème siècle à un pinacle dans les capitales européennes l’art culinaire rhénan et l’industrie allemande) a fait exprès le voyage de Chine, d’où il a rapporté des nids d’hirondelle faits de mucus mucilagineux de martinet et des œufs de cent ans au jaune vert foncé et au blanc brun-orangé à la texture translucide et à l’arrière-goût de pourri qu’il a prévu de mitonner pour les habitués de la brasserie dépités d’en constater la fermeture (aussi inopinée qu’elle est incongrue). Il doit se trouver, parmi ces derniers, un richissime oligarque du nom de Vladimir Vladimirovitch et dont il guigne la clientèle : il déroulera son plus beau tapis de soie devant ses pas.
Car notre teuton connaît bien sa Bible, en particulier la Genèse (27 :1-40) : « Isaac, très âgé et devenu aveugle, appelle son fils aîné Esaü pour lui transmettre ses possessions en le bénissant. Il lui demande d’aller chasser du gibier et de lui préparer un plat pour la cérémonie ; sur la suggestion de Rebecca, épouse d’Isaac, Jacob, un de leurs autres fils, va cuisiner un chevreau prélevé dans leur troupeau pour l’offrir à son père ; celui-ci, croyant au retour d’Esaü, lui accorde la bénédiction promise et Jacob hérite de tous les biens d’Isaac. » (Cf. Wiktionnaire).
La suite de cette histoire diffère peu de la parabole biblique du « qui va à la chasse perd sa place… » ! Le dîner a lieu mais au téléphone ; l’homme a son caviar d’esturgeon et il hume l’âme des bois humides, celle dont il ne se chauffe pas ; il reconnaît en Olaf Jacob et, comme Cyrano de Bergerac, il se le sert lui-même avec assez de verve !
Pauvre Europe (Isaac) ! Pauvre Esaü-Macron ! Pauvre Jacob-Scholtz ! Pauvre Vladimir ! Pauvre staff de la BPM… et pauvre nous, derrière la télé.
[i] BPM, Business Process Management contre le protectionnisme américain, alias « Brasserie du Père Macron »