Pour parler de « mémoire commune » entre la France et l’Algérie, il faut revenir sur le récit d’un certain nombre d’événements historiques, comme le bombardement de Sakiet le 8 février 1958. Une chronique de Sadek Sellam
Tout militant du FLN ou djoundi de l’ALN sait que le 8 février 1958 est la date du bombardement par l’aviation français de la petite ville tunisienne frontalière, Sakiet-Sidi Youssef. Dans le documentaire sur la guerre d’Algérie réalisé par Benjamin Stora, le bilan de ce raid est estimé à 72 morts, presque tous des paysans venus vendre les produits de leur fermette ce jour de marché.
Mais dans son excellente série, le britannique Peter Batty parle de 100 morts. Cette date peut être considéré comme un grand tournant qui précipita la mort de la IV° République après avoir remis en cause du soutien américain à l’effort de guerre français consenti au nom de la solidarité des pays de l’OTAN contre le communisme.
Le lâchage américain
Longtemps le State Department prenait pour argent comptant les accusations de la propagande française présentant le FLN comme crypto communiste.
L’action diplomatique concertée du gouvernement tunisien et du FLN amena les Américains à suspecter les Français de leur mentir. C’est ainsi que le State Department a été amené à autoriser un dialogue régulier entre des diplomates américains en poste à Tunis et un représentant du FLN. Le CCE (Comité de Coordination et d’Exécution) du FLN avait désigné pour le représenter Ahmed Boumendjel, un lecteur de Charles Maurras peu suspect de sympathie communiste.
Après le revers infligé le 11 janvier 1956 à des unités d’élite françaises par plusieurs compagnies de l’ALN basée en Tunisie, le « droit de poursuite » avait été accordé par Paris à l’état-major du général Salan à Alger. Une opération terrestre. Mais les messages codés de l’Armée de Terre française furent vite interceptés par les écoutes des services des transmissions mis en place à partir de 1956 par le colonel Abdelhafid Boussouf (alias Si Mabrouk).
Paris recommanda alors un bombardement aérien par près d’une trentaine d’appareils. Quand un avion de reconnaissance française essuya un tir attribué à la DCA de l’ALN, cela servit de prétexte au général Salan pour ordonner le bombardement de Sakiet où les cantonnements de l’ALN étaient vides. Les bombes françaises tuèrent des civils tunisiens parmi lesquels 25 élèves d’une classe éventrée. Un communiqué réprobateur du State Department évoqua « génocide ». Le Président tunisien, Habib Bourguiba porta plainte contre la France devant le Conseil de sécurité.
Bons Offices anglo-américains
Mais pour éviter l’examen de cette plainte qui aurait conduit à une sévère condamnation de la France, les Américains firent accepter par Bourguiba des « Bons Offices » anglo-américains pour régler le contentieux avec la France. Le Combattant Suprême n’eut aucun mal à expliquer aux médiateurs anglo-saxons que les véritables « bons offices » devraient servir à trouver une solution au problème algérien.
C’est alors que fut proposé la création d’un » pacte méditerranéen » regroupant les pays des deux rives de la Méditerranée. Au sein de cet ensemble, Dulles proposa une « confédération franco-nord-africaine » où l’Algérie aurait figuré dans un premier temps avec le statut d’Etat à « souveraineté limitée ». Le président du Conseil Félix Gaillard trouva le projet intéressant; mais il fut vite renversé le 15 avril 1958 par l’Assemblée Nationale où les députés continuaient à croire à la victoire militaire promise depuis 1956 par le ministre-résident socialiste Robert Lacoste.
La crise ministérielle ainsi ouverte a été aggravée quand le FLN, qui traitait bien habituellement les prisonniers, fit fusiller trois soldats capturés le 11 janvier à la bataille de Ousta. L’émoi provoqué par ces exécutions donna l’occasion aux activistes d’Alger de différentes obédiences d’organiser des manifestations qui débouchèrent sur l’occupation du Gouvernement général.
Cela fut exploité à fond par « l’antenne » gaulliste mise en place par Chaban-Delmas, ministre de la Défense, qui avait invoqué le renforcement des moyens humains de l’Action Psychologique. Léon Delbecque et Lucien Neuwirth, d’anciens militants du RPF dépêchés par Chaban à la tête de « l’antenne, » mirent tout leur savoir-faire en matière d’Action Psy pour favoriser le retour au pouvoir du général De Gaulle. La menace de larguer sur le Palais-Bourbon des paras venus d’Alger et le « Vive De Gaulle » soufflé sur le balcon du Forum par Delbecque à l’oreille du très peu gaulliste général Salan persuada les chefs de partis anti-gaullistes à prendre le chemin de Colombey-les Deux-Eglises.
L’offensive gaulliste
On peut dire que le raid sur Sakiet décidé le 8 février 1958 par des généraux qui croyaient gagner la guerre par le fameux « droit de poursuite », mais qui, en fait, ne « voyaient pas plus loin que le bout de leur djebel » (De Gaulle) a signé l’arrêt de mort de la IV° République et précipité l’arrivée au pouvoir de l’homme du 18 juin, qui croyait très peu à une solution militaire en Algérie.A noter enfin qu’une « revisitation » de l’événement qui ne se contenterait pas des pieuses célébrations a permis de recueillir les aveux d’un des aviateurs qui larguait des « bidons spéciaux » (euphémisme désignant le napalm) sur Sakiet. lL révèle que le tir essuyé par l’avion français ne provenanit pas de la DCA de l’ALN, mais de l’artillerie française désireuse de créer un prétexte à l’intervention.
Ce qui explique pourquoi Peter Batty utilisa le conditionnel en parlant d’un « avion français qui aurait essuyé un tir de la DCA algérienne »… Comme quoi la première victime de ce genre de guerre reste bien la vérité.
Le documentariste anglais Peter Batty dont les documentaires sur la guerre d’Algérie sont jugés « excellents » par Sadek Sellam a émis quelques doutes sur la version officielle française sur Sakiet. Le dernier aviateur ayant participé au bombardement de du 8 février 58 avoue que l’avion français endommagé avait essuyé un tir ami pour créer un prétexte à l’intervention française en Tunisie. Le scepticisme de Batty était donc fondé. Cela montre que les historiens français, notamment ceux devenus documentaristes, manquent encore de recul et hésite à faire état des manipulations de l’armée française durant la guerre d’Algérie. S’ils évitent soigneusement de les signaler c’est aussi par refus de revenir sur le « qui tue qui » des années 90, où la part de des manipulations et infiltrations était notoire.
Le projet d’Union pour la Méditerranée de Sarkozy n’est que la reprise de celui de Foster Dulles sur le « pacte méditerranéen ». Sauf que Dulles ne prévoyait pas la participation d’Israël à cet ensemble. Contrairement à Henri Guaino qui en mettant israël dans l’UPM a condamné le projet à échouer.