Kader A. Abderrahim qui publie « Géopolitique de l’Algérie » aux Editions Bibliomonde, un guide fort instructif sur la nature du pouvoir algérien, rappelle le fossé qui sépare la nouvelle génération d’un système discrédité, largement aux mains des militaires, qui a laissé aux salafistes les clés de la vie sociale
Depuis son indépendance, le 5 juillet 1962, l’Algérie vit sous l’emprise des élites issues de la guerre de libération. Quant au pouvoir, il repose, aujourd’hui encore, sur une présidence laquelle concentre l’essentiel des instruments qui lui permettent d’exercer son autorité : l’armée et le Département du renseignement et de la sécurité (DRS), la police politique du régime. Il existe également un pouvoir invisible, un modus vivendi entre trois pôles : l’ANP (Armée nationale populaire), le DRS et le parti FLN.
Cet ensemble constitue un équilibre dont la vocation est de garantir la pérennité du régime, même si ces trois forces s’affrontent régulièrement pour tenter de dominer les deux autres ou pour préserver leurs intérêts propres.
Un pouvoir militaire omniprésent
Incontestablement, Abdelaziz Bouteflika, avec habileté, a réduit le pouvoir de l’armée dans les instances décisionnaires. Toutefois, il ne sera pas parvenu à éliminer l’emprise qu’exerce l’institution militaire sur l’appareil d’État. Le pouvoir de l’armée s’est imposé bien avant l’indépendance, notamment lors du congrès de la Soummam le 20 août 1956, au cours duquel les militaires ont brutalement affirmé leur ascendant
sur les civils. L’armée demeure la colonne vertébrale du système politique, l’année 2019 en a donné une illustration spectaculaire avec l’omniprésence du chef d’étatmajor, décédé le 23 décembre 2019, Ahmed Gaïd-Salah.
Pour ce qui est du DRS, cette institution alimente à la fois la méfiance et la crainte dans la population. Elle assure le maintien du régime et garantit son fonctionnement à la fois opaque et secret. L’autonomie de fonctionnement du DRS, abrité derrière un apparent pouvoir civil, est un État dans l’État.
Malgré la puissance des réseaux dont dispose le régime, les tensions
sociales et la recrudescence des menaces extérieures, l’année 2019 a été marquée par une contestation générale inédite dans l’ensemble de l’Algérie et de la part de l’ensemble des Algériens, le Hirak.
La faillite sociale, les échecs économiques et l’immobilisme politique ont conduit à un rejet massif du personnel politique et à une fracture entre la société et les élites qui dirigent le pays depuis 1962. Toutefois, l’absence d’opposition réelle, capable de présenter un projet politique alternatif devant les Algériens, pourrait être source de résilience pour un pouvoir qui se trouve dans l’impasse. C’est également l’ultime solution pour se maintenir au pouvoir malgré le rejet dont il fait l’objet.
Une jeunesse sans illusions
Les Algériens accordent peu de crédit à la politique et aux pratiques dont ils sont les spectateurs. L’opinion publique s’est détournée de la vie publique depuis longtemps, elle ne fait aucune confiance à ses dirigeants et affiche son indifférence pour les partis.Lors de la campagne électorale pour sa réélection à un quatrième mandat, en 2014, Abdelaziz Bouteflika, handicapé par son AVC, était totalement absent… ce qui n’a pas empêché son élection.
La défiance est plus importante encore parmi les jeunes qui se sont massivement détournés de la politique. Ils constituent une grande partie des manifestants qui ont défilé chaque semaine de l’année 2019. Une jeunesse résignée face à un système scolaire qui offre peu de débouchés pour s’insérer dans le monde du travail. Une jeunesse qui
se considère comme la grande oubliée de la manne des hydrocarbures. Une jeunesse écœurée par le niveau de corruption. Une jeunesse touchée par le chômage dans la tranche d’âge 16/24 ans il a atteint 30% au dernier trimestre 2019.
Une génération qui n’a eu ni enfance ni adolescence en raison de la guerre des années 1990 entre l’armée et les terroristes des GIA. Des jeunes Algériens qui font le choix de s’émanciper en dehors du schéma culturel traditionnel, hors des partis, loin de la famille, une quasi révolution sociale dans un pays aussi conservateur.
On pourrait évoquer une culture souterraine, un underground qui émerge hors de tout contrôle conventionnel. Cette expression de la mal-vie est le corollaire du désir d’émigration vers l’Europe ou l’Amérique du Nord. De fait, le régime a stérilisé la créativité, a marginalisé les étudiants aux compétences non reconnues, et à fait fuir les cerveaux par le peu d’investissements dans la culture et les sciences.
Un conservatisme sociétal
Le reflux de l’islamisme a cédé la place à une force animée par des salafistes qui prônent un conservatisme sociétal s’exprimant par un regain de religiosité. Rapidement intégrés au système par Bouteflika, les salafistes ne contestent pas la légitimité du régime et restent un élément du jeu politique tant qu’ils n’interfèrent pas dans les affaires de l’État. En retour, le régime laisse aux salafistes la gestion des questions de société.
Prêchant un islam rigoriste inspiré du wahhabisme, les islamistes se font les zélés défenseurs de la morale et de la lutte contre la corruption, ou du changement de société par la propagation de l’islamisme. La dévitalisation de la vie politique en Algérie laisse un espace aux islamistes qui bénéficient de la bienveillance du régime, lequel les instrumentalise et se sert de leur capacité mobilisatrice pour étouffer les velléités réformatrices venant de la société.
Une zone de turbulences
Sur le plan régional, la situation est devenue très préoccupante pour les dirigeants algériens et la stabilité de l’Algérie avec la multiplication des menaces à ses frontières. Le régime qui a érigé le culte de la sécurité comme la source principale de sa légitimité est, aujourd’hui, menacé sur son flanc est (Libye), au Sahara/Sahel (Mali, Niger), et à l’ouest avec un dossier gelé sur le Sahara occidental et une frontière bouclée avec le Maroc. Ce contexte permet au régime de continuer de se présenter comme un État stable, rempart contre le désordre dans un environnement stratégique qui sombre dans le chaos.
Même si elle n’a pas subi, dans sa sphère d’influence, ces conflits politiques ou armés (Mali, Tunisie, Libye), l’Algérie est entrée dans une zone de turbulences du fait des recompositions géostratégiques en cours dans la région. Confronté à une contestation endogène (le Hirak), et à des défis exogènes aux frontières, l’Algérie va devoir faire des révisions déchirantes de ses dogmes et procéder à des changements. Afin de répondre aux enjeux que le régime doit relever pour sortir de l’impasse politique, de l’inertie économique et des dangers sécuritaires qui la menacent, le temps n’est plus aux mesures de court terme.
La fin du régime politique algérien est régulièrement évoquée depuis plusieurs années. Sa capacité de résilience est grande même si le bilan des années Bouteflika est désastreux. Les Algériens dénoncent collectivement des institutions foulées aux pieds, une économie brisée, une jeunesse désabusée et la morale publique écrasée.
L’année 2019 a marqué un tournant pour l’Algérie : l’ampleur du réveil politique de tout un peuple qui revendique une transition négociée.
Kader A. Abderrahim est maître de conférences à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris et directeur de recherches à l’Institut de prospective et de sécurité et en Europe (IPSE).
Son champ de recherche porte sur les systèmes politiques dans le monde arabe,l’islam politique et la géopolitique du Maghreb.
Il est notamment l’auteur de :Daech. Histoire, enjeux et pratiques de l’Organisation de l’État islamique, Eyrolles, 2016;Géopolitique du Maroc, BiblioMonde (dans la même collection), 2018.
Géopolitique de l’État islamique,Eyrolles, coll. Comprendre le monde, 2019.