Ce dimanche 13 novembre, la ville d’Istanbul a été victime d’un attentat à la bombe qui a fait six morts et 83 blessés. De nationalité syrienne, la suspecte qui a reconnu les faits aurait agi, d’après les autorités turques, sur les ordres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Si l’organisation kurde a démenti ces accusations, la « question kurde » n’en demeure pas moins centrale dans la politique intérieure turque. Quelles pourraient être les conséquences de cet attentat sur l’engagement militaire turc en Syrie et en Irak ? À six mois des élections présidentielle et législative de 2023, pourrait-il y avoir une radicalisation du discours nationaliste et anti-PKK de R. T. Erdogan ?
Le point de vue d’Alain Billion de l’IRIS
Alors qu’Istanbul vient de subir un attentat ce dimanche 13 novembre, les autorités turques ont désigné le Parti des travailleurs du Kurdistan, considéré comme terroriste par Ankara, comme responsable de cette attaque. Quel est le poids de la « question kurde » dans la politique intérieure turque ?
Tout d’abord, nous avons un devoir de solidarité envers le peuple turc qui, une fois de plus, a été ensanglanté par cet attentat aveugle sur un des axes les plus commerçants d’Istanbul, particulièrement fréquenté le dimanche après-midi. L’horreur a encore frappé.
Assez rapidement, les autorités turques ont considéré que le responsable de cet attentat était le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, qui est considéré comme une organisation terroriste par Ankara, mais également par la France, l’Union européenne ou les États-Unis. Il y a donc une claire condamnation des modalités d’action de ce parti par de nombreux États. En revanche, la question kurde n’est pas réductible à la question du PKK. Ce parti mène une lutte armée, qualifiée donc de terroriste par beaucoup depuis 1984. Or, la question kurde est probablement le défi central de la société turque. Tant que les droits politiques, culturels et les revendications particulières des citoyens turcs d’origine kurde ne seront pas considérés, la démocratie turque ne pourra pas se prévaloir d’être aboutie. La question des droits démocratiques, en Turquie intrinsèquement liée à la question kurde, cristallise une bonne partie des défis de cette société.
Le Parti des travailleurs du Kurdistan n’est qu’un aspect de la question kurde qui est bien plus globale. Pour preuve, existe en Turquie un parti politique, le Parti démocratique des peuples (HDP), qui demeure un parti légal, représenté au parlement. Le simple fait qu’il existe doit en faire un interlocuteur privilégié. Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’il y a quelques jours, avant l’attentat donc, des représentants de l’État turc ont rencontré ceux du HDP. Certes, cette initiative n’est pas sans arrière-pensée puisque des échéances électorales présidentielles et législatives se tiendront dans quelques mois, à la fin du printemps prochain, mais le fait qu’un canal de dialogue officiel public existe est très positif. Cela étant, le HDP, parti légal et parlementaire, est soumis à une procédure d’instruction visant sa dissolution ainsi que l’interdiction d’activités politiques de ses principaux dirigeants.
Il est erroné de porter une conception strictement militaire, policière et sécuritaire de la gestion de la question kurde. Une perception et une gestion politiques sont nécessaires pour tenter de trouver une solution qui puisse convenir à toutes les parties. Qu’un pays attaqué par des actes terroristes se défende, il n’y a rien de plus normal, mais il est à ce jour impossible d’affirmer que cet attentat est l’œuvre du PKK ou d’organisations qui lui sont affiliées. Il convient de s’appuyer sur des éléments de preuves tangibles pour désigner un coupable, et ne pas prendre à ce stade pour argent comptant les déclarations des autorités turques.
Le PKK est régulièrement visé par des opérations militaires turques en Irak et en Syrie. Quelles pourraient-être les conséquences de cet attentat sur l’engagement militaire de la Turquie dans ces deux pays ?
Il faut distinguer la Syrie et l’Irak. De nombreuses interventions militaires de l’armée turque – six au total depuis août 2016 – ont été effectuées contre des bases de l’organisation sœur du PKK dans le nord de la Syrie, le Parti de l’union démocratique (PYD) et son groupe armé, les Unités de protection du peuple (YPG). Chacun sait que ces deux organisations et leurs cadres sont structurellement liés au PKK. Cependant, elles ont également été les fers de lance de la lutte contre Daech et étaient – et sont toujours – soutenues par les puissances occidentales, notamment les États-Unis. Depuis le mois de mai 2022, le président Erdogan ne cesse de répéter qu’il va déclencher une nouvelle intervention militaire dans le nord de la Syrie pour combattre ces forces qui, pour l’instant, n’a toujours pas eu lieu. Cela s’explique par le fait, qu’au-delà des strictes opérations militaires, il y a des considérations politiques. Sur le théâtre syrien, la Turquie doit composer avec d’autres puissances et ni les États-Unis ni la Russie ne sont favorables à une intervention turque dans le nord du pays. Certes, la Russie a actuellement d’autres dossiers à traiter, mais la proximité des liens entre Poutine et Erdogan fait que le président turc n’a pas les coudées franches en Syrie. La question politique doit donc toujours être replacée au centre de l’analyse.
Le nord de l’Irak relève d’une toute autre configuration. À l’inverse de la Syrie, depuis déjà plusieurs mois, des opérations militaires organisées par les forces armées turques sont mises en œuvre, principalement sous la forme de bombardements aériens et de quelques actions des forces spéciales, contre des bases du PKK qui se trouvent au nord de l’Irak, dans les monts Qandil où visiblement, une partie de l’état-major du PKK se trouve. Ces opérations militaires ont entraîné des pertes indéniables. Sont-elles significatives et importantes ? Il y a clairement eu des objectifs atteints, mais il est difficile de les évaluer précisément tant la guerre psychologique et de propagande est inhérente à ce type d’opérations. L’autre différence majeure avec la Syrie est que la Constitution irakienne de 2005 reconnait au nord de l’Irak une zone autonome du Kurdistan qui est à peu près sécurisée et qui, du point de vue économique, se porte plutôt moins mal que le reste de l’Irak. Cette zone est administrée par des partis kurdes irakiens qui, c’est notamment le cas du gouvernement régional du Kurdistan d’Irak dirigé par le Parti démocratique du Kurdistan d’Irak (PDKI) du clan Barzani, se félicitent de l’intervention militaire de la Turquie contre le PKK.
Les configurations politiques sont donc extrêmement différentes dans ces deux pays en ce qui concerne la question kurde. Il convient donc d’être précis pour saisir les dynamiques en cours et ne pas se contenter de généralités sur la question kurde.
À la veille des élections présidentielles de 2023, pourrait-il y avoir une radicalisation du discours nationaliste et anti-PKK d’Erdogan ?
Malheureusement, c’est une crainte qu’on peut avoir, d’autant que cela s’est déjà produit en 2015. À l’époque, les élections législatives du mois de juin n’avaient pas permis au Parti de la justice et du développement (AKP), le parti de M. Erdogan, de remporter une majorité suffisante pour constituer un gouvernement. Après plusieurs vaines tentatives, en application de la Constitution turque, R. T. Erdogan a organisé des élections législatives anticipées qui se sont tenues au mois de novembre 2015. À l’époque, et ce jusqu’à l’été 2015, des pourparlers courageux se tenaient entre l’État turc et le PKK. Ces pourparlers ont cessé du jour au lendemain. De juillet à novembre 2015, il y a eu une sorte de surenchère nationaliste de la part de Erdogan qui tentait de récupérer les éléments les plus nationalistes de l’électorat turc. La lutte contre le PKK était alors un vecteur efficace pour capter ce dernier. Ce fut une tactique réussie puisqu’au mois de novembre 2015, Erdogan remportait ces élections avec une avance suffisante pour constituer son gouvernement. Ce qui fut alors critiquable, c’est que le président turc n’ait pas hésité à stopper brutalement des négociations difficiles au nom de calculs électoralistes qui n’étaient pas à la hauteur des enjeux et des défis qui se posaient et se posent toujours au pays.
Or, bien que la conjoncture actuelle en Turquie ne soit pas la même qu’en 2015, R. T. Erdogan peut attiser la fibre nationaliste toujours présente en Turquie pour des raisons électoralistes. Il est clair que s’il y a une preuve tangible et incontestable que le PKK est responsable de cet attentat, il y aura bien évidemment un déchaînement anti-PKK qui va aiguiser les réactions nationalistes. Cela n’est bon ni pour la Turquie ni pour la tenue des prochaines échéances électorales. Il est souhaitable que ces élections se tiennent dans un climat, non pas détendu, car la situation économique en Turquie est très préoccupante et qu’elle génère des tensions sociales fortes, mais, qu’a minima, il n’y ait pas d’instrumentalisation de quelque sorte, y compris par les moyens les plus terribles, c’est-à-dire l’usage du terrorisme.
Cet attentat en tout point condamnable risque d’ouvrir une nouvelle séquence de la conjoncture politique turque qui suscite donc des craintes sur les conditions dans lesquelles vont se préparer les élections présidentielle et législative du printemps 2023.