Il y a exactement deux ans jour pour jour que Michaëlle Jean succéda à Abdou Diouf à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), le 05 janvier 2015. Une succession qui revêtait une dimension à la fois historique et symbolique de voir, pour la première fois, une femme à la tête d’une organisation intergouvernementale dont pratiquement tous les États et gouvernements membres n’étaient presque pas dirigés par une seule femme.
Pendant sa campagne à la direction de l’OIF, Michaëlle Jean avait promu de faire de la francophonie économique le pilier essentiel de son mandat et son cheval de bataille. Son élection était considérée, par beaucoup, comme une nouvelle page de l’histoire qui s’ouvrait dans la gouvernance de l’OIF et qui viendrait combler un manque criant de stratégie économique qui a longtemps été souhaité pour cette organisation. Une stratégie économique qui devra s’adapter à la réalité du monde actuel où l’économie est la principale préoccupation aussi bien des États que des citoyens.
L’arrivée de Michaëlle Jean à l’OIF avait donc suscité beaucoup d’espoir, d’autant plus que cette organisation avait besoin d’un coup de rajeunissement et de dépoussiérage en aménageant un espace pour exécuter une nouvelle mission économique et faire de la Francophonie un vecteur important pour le développement économique de l’espace francophone.
À mi-mandat, nous avons voulu en savoir un peu plus sur ce qui a déjà été fait concrètement à cet égard et ce qui reste à faire. Nous avons ainsi posé la question au directeur chargé de la Francophonie économique et numérique à l’OIF, l’économiste togolais Kako Nubukpo, celui-là même qui chapeaute le programme économique de Mme Jean.
Où en est-on avec la Francophonie économique ?
Voici, en résumé, ce qu’il nous a dit au sujet des principales actions qui ont été entreprises jusque-là et les résultats obtenus à ce jour :
« La stratégie économique développée par Mme Jean comporte deux volets : microéconomique en lien avec les Objectifs de développement durable (ODD) et macroéconomique qui vise à faire de l’espace francophone, « un espace d’échanges, de prospérité et de solidarité privilégiés ».
La direction de la Francophonie économique mobilise toutes ses énergies et tout son savoir-faire au service des femmes et des jeunes.
Le premier objectif était de renforcer l’entrepreneuriat par le démarrage et la consolidation d’incubateurs de petites et moyennes entreprises pour soutenir la croissance et la création d’emplois. Pour le moment, des incubateurs sont déployés dans 12 pays d’Afrique subsaharienne. D’autres pays de l’espace francophone, notamment d’Asie, d’Europe centrale et orientale, Haïti également sont très désireux d’accueillir ce programme.
On sait que les incubateurs font déjà leurs preuves dans beaucoup de pays de l’espace francophone, notamment en France et au Québec. Nous n’avons pas à réinventer la roue.
Le deuxième objectif était celui d’aider les femmes et les jeunes à entrer en partenariat avec d’autres femmes, d’autres jeunes entrepreneurs, d’autres acteurs économiques dans tout l’espace francophone, et à se fédérer en communautés et réseaux d’entrepreneurs. Dans ce deuxième volet, l’OIF sert de facilitatrice, de catalyseur d’opportunités, de compétences et savoir-faire.
Pour ce qui reste à faire dans les deux prochaines années, les grandes lignes sont énoncées dans le livre blanc qui a été rendu publique en novembre dernier lors du sommet d’Antananarivo, dont le thème était : « croissance partagée et développement responsable comme conditions de la stabilité du monde et de l’espace francophone ». Le livre blanc parle de perspectives d’avenir en matière économique pour la seconde phase de la mandature de Mme Jean, et se résume en quatre axes principaux : encourager l’entrepreneuriat et la création d’emplois stables et décents dans les secteurs innovants et de développement responsable ; appuyer la diplomatie commerciale francophone ; soutenir le développement des nouvelles technologies et du numérique ; et accompagner la transformation structurelle des économies.
Pour mener à bien cette mission qui lui a été confiée par les chefs d’État et de gouvernement, la philosophie de madame la secrétaire générale se résume en quatre points :
Primo, l’OIF mise sur le renforcement des capacités de son personnel, ainsi que celles des acteurs des pays concernés en privilégiant le « faire », plutôt que le « faire-faire » qui a longtemps prévalu au sein de l’organisation.
Secundo, l’OIF mise sur la création d’emploi pour sortir de la pauvreté, les femmes et les jeunes, qui représentent plus de 52% de la population de l’espace francophone.
Tertio, l’OIF encourage le partage d’expertise entre les pays du Nord et ceux du Sud, tout en évitant que cela soit perçu comme si les experts seraient au Nord et les récipiendaires au Sud.
Quarto, l’OIF tient beaucoup au suivi et à l’évaluation des actions qu’elle mène sur le terrain. Pour ce faire, des missions sont régulièrement organisées pour rencontrer les acteurs sur le terrain et s’enquérir de leur appréciation de l’action de l’organisation. Parallèlement, l’OIF rend régulièrement compte aux instances de la Francophonie. »
Des objectifs certes louables mais formulés en des termes beaucoup trop généraux et difficilement atteignables dans un court terme. En effet, compte tenu des ressources limitées dont dispose actuellement l’OIF, il serait judicieux de se fixer des objectifs spécifiques, réalistes, mesurables et assortis des délais, pour s’attendre aux résultats concrets d’ici à la fin du mandat de Mme Jean.
Deux prochaines années pour confirmer la dynamique en cours ?
Le mi-mandat est le moment idéal de jeter un coup œil dans le rétroviseur, de passer en revue les progrès accomplis jusque-là, les objectifs qui n’ont pas pu être atteints et de recadrer, avec les meilleures approches, là où il faut absolument faire des réajustements.
En lisant les médias francophones, depuis la fin du 16e sommet d’Antananarivo, les langues commencent à se délier et les gens se questionnent publiquement « où va la Francophonie ? »
Dans l’entendement de nombreux observateurs qui s’intéressent à l’OIF et au rôle éventuel auquel ils s’attendent de la voir jouer, notamment dans son nouveau volet économique, c’est d’avoir une véritable stratégie économique qui contribue à la création d’un espace économique intégré et susceptible d’attirer des investissements privés, créateurs de richesses et d’emplois. L’élaboration et la mise en œuvre effective d’une telle stratégie économique nécessiterait, au préalable, une analyse prospective et cohérente qui tienne compte du fait que l’OIF est à la fois composée des pays très développés, émergents, en développement et pauvres. Et que, peu importe leur niveau de performance économique, tous expriment le besoin de coordonner les efforts au sein de l’espace francophone en vue de poursuivre la croissance économique qui soit profitable à tous et qui procure des emplois dans les pays respectifs.
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En effet, vu les moyens très limités dont dispose la Francophonie pour mener des actions économiques concrètes, palpables et visibles sur le terrain, avec un impact dans la durée et qui bénéficie à une large majorité de la population francophone, l’OIF aurait beaucoup à gagner, en efficacité et en efficience, en se limitant à définir les cadres généraux de coopération économique et de collaboration entre les États, sur les sujets d’intérêt commun ; en lieu et place de se mouiller la chemise, comme une ONG, avec des petits projets qui ne touchent pas directement la grande majorité de francophones. À toutes fins utiles, l’OIF a des partenaires – acteurs non étatiques accrédités auprès des instances de la Francophonie -, sur qui elle pourrait compter pour faire ce travail de terrain.
La stratégie économique d’implantation des incubateurs n’est pas mauvaise en soi, c’est simplement qu’elle est orientée essentiellement vers les pays en développement, ce qui ressemble bien à de l’aide au développement. Et jusqu’à présent, ces actions ne touchent qu’une infime minorité de la population francophone. De plus, ce n’est pas parce que les incubateurs d’entreprises ont aidé à la création des PME prospères en France ou au Québec, comme l’a souligné le directeur chargé de la Francophonie économique et numérique à l’OIF, qu’en les transposant, mutatis mutandis, dans d’autres pays, auront le même impact. Dans les pays où ils ont connu du succès, il y a plusieurs autres paramètres qui ont contribués à ce succès et que l’on ne trouve pas forcément dans les pays où l’OIF les implante actuellement.
Ce que les gens attendent de l’OIF, et cela depuis trop longtemps, c’est la mise en place d’une structure pérenne de la Francophonie économique, vouée à se développer et s’enraciner avec le temps, sur le modèle de la Conférence des ministres de la jeunesse et des sports (CONFEJES) qui est devenu pratiquement le pivot de l’OIF en matière d’éducation et de formation et qui facilite la collaboration et les échanges entre les responsables étatiques en charge du secteur éducatif.
Une structure pérenne qui réunirait régulièrement des ministres de l’Économie, de l’industrie, du commerce et des petites et moyennes entreprises pour débattre et trouver des solutions aux problèmes de chômage des jeunes et des femmes ; lutter contre la pauvreté et pour la réduction de la fracture sociale entre les pays développés et les pays en développement qui aggrave les souffrances humaines.
Les succès d’une telle initiative serait assurément mis à l’actif de la secrétaire générale et constituera l’un de ses héritages durables et le plus significatif de son passage à la tête de l’OIF.
Fixer le cap sur le mandat essentiel de l’OIF
Il y a un dicton qui dit : « qui trop embrasse, mal étreint »
Malgré sa volonté manifeste et son dévouement sans pareil à vouloir placer l’OIF au cœur de toutes les urgences du monde, Mme Jean sait pertinemment bien que pour être efficace, elle devrait, à toute fin pratique, se concentrer sur l’essentiel de priorités stratégiques de son organisation. Avec un budget de moins de 100 millions, l’OIF ne peut pas se permettre de tout faire et n’en a tout simplement pas les moyens.
En effet, pour éviter de prêter le flanc aux pêcheurs en eaux troubles, Mme Jean devra choisir ses batailles pour une action efficace et éviter d’être trop général. Il est fondamental qu’elle se fixe des objectifs stratégiques précis, réalistes et opportuns au regard des moyens dont dispose son organisation. La tentation de tout considérer comme étant des priorités fera en sorte qu’au bout de ligne rien ne le sera réellement.
De toute façon, et ce, peu importe son activisme débordant qui permet de faire parler de l’OIF dans les enceintes multilatérales pertinentes, l’action de Mme Jean sera évaluée ultimement sur la base de la réalisation et des résultats obtenus par rapport à la feuille de route établie par les chefs d’État et de gouvernement et à la mission claire qui lui a été assignée au sommet de Dakar, notamment de bâtir une fondation pour la construction d’une francophonie économique.
Isidore KWANDJA NGEMBO, Politologue