Lors d’un colloque à La Sorbonne en juin 2001, l’écrivain Sadek Sellam, sous le pseudonyme d’Hamid Lamine, dressait un bilan des responsabilités françaises dans le coup d’état de 1992 qui écartait le président Chadli du pouvoir. Voici le deuxième volet de ce texte fondateur
LA FRANCE VENT DEBOUT CONTRE « L’INTEGRISME » MUSULMAN
En France, les partisans du coup d’Etat s’employaient à répercuter les mêmes slogans en faisant état d’un « plan d’encerclement de l’Europe par l’intégrisme musulman » [12] . Ces explications vulgarisaient une sombre vision géopolitique que développe la recherche para-universitaire attachée au monopole des études sur l’Algérie. Elles rencontraient des échos dans une classe politique historiquement hostile à l’Islam et encline à assimiler à des islamistes la presque totalité des musulmans de Bosnie, où commençait déjà la meurtrière mise en pratique de la théorie du nettoyage ethnique. La brutale franchise de Claude Cheysson reflétait des points de vue fondés sur l’hostilité à l’Islam qui étaient largement partagés au sein de l’opinion: soutien aux généraux algériens supposés « républicains et modernistes » (malgré leur goût pour les coups d’Etat) et refus de condamner l’effrayante politique du nettoyage ethnique [13] .
Seuls V. Giscard d’Estaing et, hélas, J.-M. Le Pen ont clairement désavoué le coup d’Etat du 11 janvier 1992. La gauche a ainsi accepté de laisser le monopole de la défense de la démocratie en Algérie à une partie de la droite (l’autre partie n’ayant pas jugé utile de dénoncer publiquement) et, surtout, à l’extrême-droite. Ce qui a contribué à rendre suspecte, aux yeux d’un certain moralisme de gauche, toute protestation contre les violations des droits de l’homme dont étaient victimes les islamistes. A partir de ces choix à caractère idéologique, le conflit algérien a été présenté à l’opinion française comme un affrontement opposant de bons « démocrates » francophiles à de méchants fondamentalistes voulant promouvoir l’enseignement de l’anglais aux petits Algériens.
C’est sans doute pour essayer d’atténuer la fâcheuse impression qu’ont suscitée le désaveu public du coup d’Etat par des hommes de droite, et la connivence de la gauche avec les hommes forts d’Alger, que Mitterrand a accepté de prendre ses distances, par une litote. C’était à la fin de 1992, à un sommet européen présidé par la France. Mitterrand entendait tenir compte de la réprobation de ses pairs européens, plus qu’il ne désavouait une opération qu’il avait cautionnée à l’avance.
L’expectative de la société civile
Quant à la « société civile », elle a montré, à cette occasion plus que dans tous les autres cas, sa dépendance vis-à-vis des politiques, des experts appointés par les instituts de recherche para-universitaire. C’est ainsi que la Ligue des Droits de l’Homme s’est abstenue de condamner. Les « algérologues » évitaient de protester contre le coup d’Etat en soulignant « l’impréparation des Algériens à la démocratie ». Les moins timorés acceptèrent des concessions d’ordre idéologique pour tenir compte du courageux appel lancé l’année suivante par Mohamed Harbi en faveur d’un « compromis historique avec les islamistes ». L’attachement à la paix civile avant tout a mis cet historien probe et érudit en mesure de résister aux campagnes inouïes d’intoxication, et de s’interroger sur la grande facilité avec laquelle d’importants stocks d’armements étaient mis à la disposition des « Afghans » algériens. Il était en effet possible à tout observateur attaché à un quant-à-soi intellectuel de comprendre que les islamistes hostiles à l’aile démocrate du FIS étaient poussés à la faute par les putschistes désireux d’attirer l’attention sur les horreurs commises au nom du Coran pour mieux faire oublier l’aventurisme du coup d’Etat. Mais ces subtilités restaient le fait d’une poignée d’initiés.
Pour la plupart des observateurs, l’arrivée de Boudiaf a fait illusion. Car elle laissait croire que les putschistes allaient rapidement faire oublier les côtés répréhensibles de leur réaction par les résultats d’un assainissement de L’Etat mis sous l’égide d’un nationaliste de la première heure, qui avait préféré un exil prolongé aux compromissions.
Un semblant de guerre anti corruption
L’ouverture du procès du général Beloucif, qui avait été secrétaire général du ministère de la Défense sous Chadli, a fait passer un règlement de compte entre clans de l’armée pour un début de campagne de lutte contre la corruption. Malgré des révélations qui allaient très clairement dans le sens contraire et renseignaient sur les retombées de la corruption algérienne en France [14] , ces signaux ont facilement induit en erreur les intellectuels français.
Au cours d’un débat organisé par Radio-Beur juste après le 11 janvier 1992, le géographe Yves Lacoste s’est laissé aller à comparer Boudiaf à De Gaulle, et les détracteurs du coup d’Etat de 1992 à la gauche française de 1958 qui n’avait vu que les inconvénients des « treize complots du treize mai », perdant de vue les avantages du retour au pouvoir du général. L’erreur d’appréciation commise par ce brillant analyste en dit long sur l’égarement d’une bonne partie de l’intelligentsia française sur tout ce qui a trait à l’Algérie.
Personne n’a prêté attention au refus opposé par Boudiaf à la proposition de Ben Bella de juger Chadli. Le président du HCE, qui avait autant de raisons d’en vouloir au président démis, a prétexté « l’absence de preuves ». En fait, il ne faisait que tenir compte du refus de traduire Chadli en justice par les détenteurs du pouvoir réel, désireux de satisfaire les garanties exigées par F. Mitterrand concernant le président démis.
Les appels à l’aide de Boudiaf
Boudiaf s’est aperçu des limites des velléités d’assainissement du système algérien quand il a découvert que ses tentatives de lutte contre la corruption butaient sur une sourde obstruction, opposée par ceux-là mêmes qui exploitèrent la permanence de ses sentiments patriotiques pour dissimuler leurs véritables intentions. L’officier qu’il avait chargé d’enquêter sur le commerce illégal a été assassiné. On apprendra que cette enquête mettait en cause des artisans de la destitution de Chadli qui étaient aussi les garants de l’influence française en Algérie. Le président du HCE a également découvert le manque d’empressement de Mitterrand à l’aider dans sa tâche. Celui-ci n’a pas donné suite à l’appel au secours du nouveau président, qui exprima son souhait de le rencontrer rapidement.
Il semble que le Premier ministre français d’alors, Pierre Bérégovoi, ait accepté un début de coopération des polices en demandant à la brigade financière de dresser l’inventaire des avoirs de la Nomenklatura algérienne en France. Cette enquête progressait lentement quand C. Pasqua a décidé de l’interrompre en mars 1993 [15] .
NOTES
[12] Les déclarations faites sur Radio-Beur durant la semaine qui a suivi le coup d’Etat du 11 janvier 1992 par Areski Dahmani, le très médiatique président de France-Plus, étaient inspirées par cette vision géopolitique à laquelle se référaient les milieux politiques qui soutenaient cette association attrape-voix. France-Plus avait été créée pour rivaliser avec SOS-Racisme dans le cadre de la compétition entre Rocardiens et Mitterrandiens. Après le soutien apporté par M. Rocard, elle a bénéficié, entre 1993 et 1995 de celui de C. Pasqua qui a essayé de faire bénéficier le candidat Balladur du rapprochement de cette organisation laïciste avec l’aile droitière des Frères Musulmans en France . France-Plus a fait l’objet d’une liquidation judiciaire en 1996, après avoir ainsi montré la facilité avec laquelle la dogmatique laïciste s’assouplit pour les besoins de l’usage du religieux à des fins politiciennes.
[13] L’ancien ministre des Affaires Etrangères dans le gouvernement de P. Mauroy a exprimé son soutien inconditionnel aux généraux algériens sur la Cinq peu de temps après l’annulation des élections. Il a montré sa complaisance avec Milosevic plus d’une fois, et avec la même absence de nuance, après l’annonce de la meurtrière politique du nettoyage ethnique.
[14] Par exemple sur l’utilisation de fonds algériens pour ouvrir dans un département près de Paris d’une clinique prisée par la Nomenklatura algérienne, ce qui fit soupçonner un financement par l’Algérie des campagnes électorales des notables de ce département, en échange des interventions pour l’obtention des autorisations.
[15] Entretien avec un ancien collaborateur de Paul Quilès, ministre de l’intérieur de P. Bérégovoy.
Dans les prochain et troisième volet de notre enquête, nous examinerons « le bon usage » qui fut fait durant la décennie noire de l’assassinat des intellectuels