La crise de la Communauté d’Afrique Centrale (CEMAC) s’amplifie

Depuis janvier 2022, les médias de l’espace de la Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC), évoquent régulièrement les dysfonctionnements (abus de pouvoir et de biens sociaux, favoritisme, recrutements discriminatoires, etc.) des institutions sous-régionales.

Une chronique Djimadoum Mandekor

Relayées par les réseaux sociaux, ces informations portent rarement sur la réalisation des objectifs pour lesquelles ces entités ont été créées. Cet état de fait est imputable notamment à l’opacité[1] dont elles s’entourent ainsi qu’à la nature relativement peu intelligible des activités de certaines d’entre elles par le grand public et par des journalistes souvent peu spécialisés. Toutefois, cet intérêt ponctuel de la presse et des réseaux sociaux prouve l’existence d’une demande pour les informations économiques et l’évaluation de la rentabilité de ces institutions dont certaines s’avèrent être comme des éléphants blancs.

Ce regain d’attention, variable selon le degré de convoitise suscité par chaque organisme, coïncide actuellement avec l’entrée dans la période de renouvellement des postes des dirigeants desdites structures. Il y a cependant lieu de relever ici le silence des responsables politiques, tant des partis au pouvoir dans les pays membres, que des partis d’opposition, des associations de la société civile ainsi que des universitaires et analystes extérieurs. Ce mutisme est peut-être imputable à la complaisance et à la gêne des premiers ou à la faible connaissance des autres sur les questions traitant des institutions sous-régionales.

Avant le mouvement de chaises musicales, impatiemment attendu par les chasseurs de postes lucratifs, et ce après douze ans d’application des réformes institutionnelles adoptées par les Chefs d’Etat de la CEMAC le 17 janvier 2010, un bilan attentif s’avère pourtant nécessaire si l’on veut véritablement permettre aux 18 institutions communautaires, dont les principales : Commission de la CEMAC, Cour de Justice, Cour des Comptes, BEAC, BDEAC, COBAC, COSUMAF, censées œuvrer pour le développement économique et social des populations des six pays membres (Cameroun, RCA, Congo, Gabon, Guinée Equatoriale, Tchad), de bénéficier des meilleures compétences, avec probité. L’aspect genre devra être intégré, loin du folklore organisé chaque 8 mars dans les Etats et les institutions lors de la journée internationale de la femme.

L’Acte additionnel n°16 du 17 janvier 2010 qui établit la règle de la rotation des postes par ordre alphabétique, prescrit également le respect du critère de la bonne gouvernance dans la gestion des institutions concernées. Pour confirmer cette volonté des Chefs d’Etat de la CEMAC, il avait été aussi été décidé à la même date, entre autres, « d’’instituer un audit annuel de l’ensemble des institutions, organes et institutions spécialisées de la CEMAC sous la supervision du Président dédié aux réformes institutionnelles ». Ce document assez laconique, a été complété seulement en juillet 2012 sur le point des durées des mandats et leur caractère non renouvelable. Mais les modalités pratiques de son application ne semblent pas avoir été élaborées jusqu’à présent, dont les critères de nomination des dirigeants, élément essentiel pour assurer la bonne conduite et l’efficacité des institutions visées, laissé à l’appréciation de chaque institution.

S’agissant de la rotation des postes, l’interprétation de ses clauses a permis à un membre de la Commission de la CEMAC, organe chargé du bon respect des règles communautaires, d’être nommé, lors du renouvellement des postes cinq ans plus tard, à un portefeuille différent de celui occupé précédemment. Cette brèche ouverte sur une disposition édictée juste peu avant, sans doute constitutive d’une entorse aux règles de mandat unique et de non cumul dans le temps des postes par un ressortissant d’un pays membre, a sans doute facilité la nomination de certains responsables dans d’autres institutions, à la fin ou non de leur mandat respectif, ou à leur promotion au sein de la même entité. Il apparait aussi le cas unique d’une personnalité qui s’est d’ores et déjà adjugée trois postes d’affilé.

Actuellement, certains responsables communautaires sont sur les starting-blocks pour rebondir, sans transition, vers d’autres structures, y compris vers des institutions installées dans leur pays origine, à l’encontre du consensus non écrit, qui prévaut toujours, sur l’exclusion de la rotation des ressortissants des pays hôtes du cycle des rotations. Cette soif de poste s’exprime sans scrupule, en l’absence d’un bilan probant de leur gestion antérieure comprenant parfois des dérapages dénoncés, en dehors d’une procédure de recrutement où leurs performances individuelles sont évaluées concomitamment et similairement que d’autres candidats sélectionnés de manière objective. Aucun d’entre eux n’a encore affiché son ambition de rejoindre un organisme continental ou international, malgré des compétences apparemment exceptionnelles à faire valoir sous d’autres cieux que celui de la CEMAC, en partie par préférence pour des gains captables plus facilement dans un milieu moins régulé.  Au contraire, en fin de mandat, ils partent assez souvent exercer leurs « talents » dans leur Etat d’origine, leurs comptes bancaires biens chargés des indemnités de départ exorbitants eu égard à leurs performances réelles. De surcroît, quelques-uns réussissent à obtenir de leur institution, en gré à gré et en catimini, des contrats de consultant mirobolants incluant parfois des avantages indus et incompatibles au regard de leur statut juridique (prise en charge de frais médicaux, etc.).

Dans les textes, il n’existe formellement un comité de sélection des postes de premiers responsables qu’à la Banque de Développement des Etats de l’Afrique Centrale (BDEAC), même si ses procédures ne semblent pas connues ou appliquées. A la Commission Bancaire de l’Afrique Centrale (COBAC), institution à caractère éminemment technique, qui impose des critères stricts pour la désignation des dirigeants des banques et de leurs commissaires aux comptes, il est constaté l’absence totale d’une énonciation dans un texte de portée générale (seule mention connue uniquement dans le règlement portant organisation des sessions de ladite Commission) du rôle du Secrétariat Général de la COBAC ainsi que des critères de choix de ses responsables. Les candidatures sont donc, pour la plupart, directement proposées aux comités ministériels de contrôles desdites institutions par des postulants adoubés par des hautes personnalités politiques du régime au pouvoir. Cette politisation des fonctions, en violation flagrante des dispositions des textes réglementaires de la CEMAC et de ses institutions (Traité, conventions, statuts, code de déontologie, etc.), a aussi pratiquement gagné celles de niveau inférieur (Directeurs, adjoints au Directeur, etc.), créant de la sorte un climat de positionnement permanent parmi les cadres dont l’évolution de carrière n’est plus déterminée par leurs réalisations professionnelles.

Cette situation désolante, qui ne peut qu’impacter négativement l’efficacité des institutions affectées, provient de l’inertie des organes de contrôle qui ne jouent toujours pas leur rôle, oubliant que ce sont les dérives révélées par voie de presse qui ont mené aux mesures préconisées en 2010. En notant que la question de la rotation des postes dirigeants n’est qu’un aspect de la gouvernance globale des institutions, il est évident que la préoccupation affirmée par les Chefs d’Etat dans l’acte susmentionné, de soumettre la rotation à l’application de la bonne gouvernance, semble être passée inaperçue.

Après plusieurs années d’expérience, la traduction de ce besoin d’audit dans des dispositions adéquates, et surtout son opérationnalisation, favoriseraient désormais la gestion vertueuse de toutes les institutions de la CEMAC. Cette occasion pourrait être saisie pour instaurer l’audition préalable des premiers responsables des principaux organes de la CEMAC, en l’occurrence le Président de la Commission, le Gouverneur de la BEAC et le Président de la BDEAC, par le Parlement de la CEMAC, et réclamer le dépôt préalable d’une déclaration de patrimoine auprès de la Cour des Comptes, déclaration à actualiser à la fin du mandat. A cet égard, il faut signaler que la CEMAC qui a édicté récemment le Code de bonne gouvernance et de transparence budgétaire imposant aux responsables des institutions nationales une telle déclaration, ne pousse pas les Etats à l’appliquer, de peur peut-être qu’il ne lui soit demandé de commencer par ses propres dirigeants.

La mise en œuvre immédiate, enfin, de la décision des Chefs d’Etat, contenue dans le communiqué final de leur sommet de Bangui le 17 janvier 2010, d’auditer chaque année les institutions de la Communauté, sonnera l’heure de la fin de l’impunité des dirigeants coupables d’indélicatesses avec les ressources et les biens publics. Au minimum, l’audit doit être requis en fin de mandat. Le silence entretenu jusqu’à aujourd’hui est certainement interprété comme une tolérance de la gabegie, selon « l’adage qui ne dit mot consent ». A date, seul un ancien Directeur central de la BEAC a été momentanément emprisonné à Libreville en 2013 dans le cadre du détournement commis en 2009 à la représentation parisienne de l’Institut d’émission.

Au regard de l’importance des budgets qui leurs sont alloués, dans un contexte global d’insuffisance des ressources financières, et des moyens humains nécessaires au développement des pays de la CEMAC, les opérations et les performances de toutes les entités sous-régionales devraient être mieux scrutées pour permettre d’évaluer leur pertinence et d’identifier les ajustements à opérer pour améliorer leur efficacité dans le futur. Pour ce faire, les organes compétents de la CEMAC devraient rapidement, entre autres, déterminer les conditions d’accès à tous les postes de responsabilité des institutions sous-régionales et se prononcer sur le caractère de l’unicité du mandat retenu en janvier 2010. Ici, tous les Etats devraient appliquer à l’ensemble de leurs ressortissants l’exigence d’équité posée entre eux et ne pas réserver ces fonctions sur la seule base « géopolitique » nationale, à l’instar de la BEAC où une procédure ouverte à tous les candidats internes, remplissant les critères définis, existe depuis 2019 pour les Directeurs centraux. Au-delà, il est urgent de définir ou de réaffirmer les principes et les modalités générales de la gouvernance des institutions et les moyens de les faire respecter. Il en est ainsi du principe de la collégialité, avec particulièrement son exigence du consensus, primordial pour le fonctionnement harmonieux des entités sous-régionales.

Assurément les dysfonctionnements des institutions, dont certains trouvent leur cause directe dans les modalités du choix de leurs premiers responsables, expliquent en partie que, malgré des déclarations volontaristes et d’autosatisfaction, les pays de la CEMAC continuent à figurer aux derniers rangs de la plupart des classements mondiaux alors que, notamment, cinq d’entre eux sont producteurs de pétrole. Ainsi, d’après le Fonds Monétaire International (FMI)[2][3], entre la période 2010-2017 et l’année 2020, la croissance moyenne du PIB est devenue négative, passant de +2,8% à -2,5 %, contre respectivement 5,5 % et 1,8 % dans l’UEMOA ; le ratio masse monétaire sur PIB, indice de la liquidité d’une économie, a évolué de 20,5 % à 26,2 %, en-dessous des chiffres de 22,1 % et 29,1 % dans la zone ouest-africaine ; et les réserves en devises, en mois d’importations de biens et services, a diminué de 4,5 mois à 3,1 mois au lieu d’une progression de 5 mois à 5,8 mois pour l’UEMOA. En outre, le commerce intra régional ne dépasse pas 4 % dans la CEMAC tandis qu’il est d’environ 13% dans l’UEMOA. Enfin, l’indice de développement humain, calculé par les Nations Unies, est en 2019 en moyenne de 0,432 contre 0,547 pour l’ensemble de l’Afrique subsaharienne, 0,716 en Afrique du Nord, 0,641 en Asie du Sud et 0,747 en Asie de l’Est et du Pacifique. Ces piètres performances sont à mettre en regard du classement mondial peu élogieux des pays de la CEMAC en matière de corruption.

Ces mauvais résultats globaux, malgré des salaires aspirés vers le haut par celui des dirigeants de la BEAC qui excédent par exemple ceux du Directeur Général du FMI, du Gouverneur de la Banque de France et de leurs homologues de l’UEMOA, prouvent à suffisance l’échec patent des institutions de la CEMAC à atteindre les objectifs à eux assignés. Un sursaut d’orgueil, de la part des gouvernements de la sous-région champions de la démocratisation du Conseil de Sécurité de l’ONU, de la Banque Mondiale, du FMI, etc., est impérieux afin de s’attaquer résolument à cette gangrène. A défaut, une frange importante de la population de la sous-région continuera à s’enfoncer un peu plus dans la misère, facteur générateur de frustrations et de troubles pouvant déboucher sur des révoltes extrémistes. N’attendons surtout pas que, comme en 2009-2010, après les scandales éclaboussant la BEAC, l’impulsion du redressement des institutions sous-régionales soit donnée par le FMI qui inscrit de plus en plus les problèmes de bonne gouvernance, y compris de la corruption, dans son agenda de coopération avec les pays qui recourent à ses ressources.

[1] L’opacité est un signe d’absence de transparence, un des caractères de la bonne gouvernance dans les institutions. Ceci se reflète dans la mauvaise qualité de la quasi majorité des sites internet des institutions de la CEMAC : données obsolètes, manque d’informations sur les textes fondateurs (règlement intérieur, compte-rendu des réunions des CA, etc.), etc.

 

[3][3] FMI, perspectives économiques régionales, octobre 2021