Notre chroniqueuse Joelle Hazard montre à quel point le déplacement du président américain en Arabie saoudite est l’aboutissement de plusieurs mois d’intense préparation où tout a été soigneusement pensé pour une redistribution des cartes au Moyen Orient.
Peu à peu via des déclarations communes et des gestes diplomatiques étudiés, Joe Biden tente, quelques mois avant des élections de mi-mandat particulièrement délicates, de reprendre la main au Moyen-Orient en laissant à une Europe à la remorque un rôle totalement secondaire (sauf probablement au Liban où Emmanuel Macron a pour l’instant le champ libre). Notons quelques-unes de ces étapes.
* la Déclaration conjointe dite de Jérusalem, l’étape de Bethléem en Cisjordanie Occupée (le nom de Palestine semble dorénavant proscrit.)
*la trajectoire d’Air force One entre l’aéroport Ben Gourion et l’aéroport Roi-Abdelaziz
*le recours au coup de poing Covid pour éviter l’embarras du serrement de main du prince héritier Mohamed Ben Salman, MBS.
* le dosage des participations arabes au sommet de Jeddah : Arabie saoudite, Emirats Arabes Unis, Oman, Qatar, Koweït, Bahreïn (membres du Conseil de coopération du Golfe qui s’est enfin réuni), auquel se sont joints l’Irak, la Jordanie et l’Egypte).
* le refus d’imposer une date limite à l’Iran pour faire revivre le JCPOA (les Accords de Vienne).
* les compensations, résultant d’un marchandage général à offrir à chacun, y compris à Israël, qui bénéficie dorénavant comme tout autre transporteur d’un accès à l’espace aérien du royaume saoudien.
Échéances électorales américaines
Joe Biden marche sur des œufs, tenu qu’il est par le Congrès à la veille d’élections de mi-mandat qu’il pourrait perdre. Il n’est plus question de terrorisme ni de Daech mais d’hégémonie russe, de défi iranien, d’impérialisme chinois et de risque de déclin. C’est parce que Washington a renié trois fois sa signature, en occupant l’Irak en 2003 d’abord, en manquant de fermeté en Syrie ensuite et en transgressant non seulement l’esprit mais aussi la forme du pacte de Quincy (Pétrole contre protection) s’imposant comme concurrent direct des monarchies du Golfe avec le Gaz de schiste.
À la faveur des mandats de George W. Bush, de Barack Obama et de Donald Trump, Israël est sorti de son ghetto et revendique aujourd’hui Jérusalem pour lui seul. L’Iran s’est engouffré en Irak, en Syrie, au Liban, à Gaza, au Yémen, tout en se rapprochant de ses voisins à l’Est. La Russie, déjà fortement ancrée en Syrie, a poussé ses pions au Maghreb et en Afrique et elle compose avec l’Iran. L’Arabie Saoudite a rompu les amarres qui l’attachaient à Washington et le coup de génie de Vladimir Poutine a été de les rameuter pour créer ensemble l’« OPEP plus » et devenir soudain le maître absolu du marché de l’énergie.
L’Europe à la traine
La négligence du vieux continent a fait le reste : l’Allemagne, inconsidérément assujettie à la Russie et en état de dépendance par rapport à la Chine qu’elle équipe de machines-outils sans une once de précaution, et la France, consciencieusement occupée depuis la fin de la Guerre Froide à transférer son savoir-faire industriel non seulement à la Russie mais aussi à la Chine ! L’Irak de Saddam Hussein avait pourtant offert à la France du président Mitterrand ses deux plus beaux gisements de Pétrole « en partage de production » (Majnoun et Nahr Umr) et l’Iran lui avait offert son Gaz. Tout cela aura déplu à l’Amérique ! Le résultat de ce gâchis est que l’Union Européenne est sortie du jeu moyen-oriental, qu’elle a été gommée de l’agenda diplomatique et que l’Amérique court désormais après l’ombre de ce qu’elle fut !
Il est possible que la Russie ne gagne en Ukraine qu’une bataille sanglante sur ses marches, mais qu’elle perde ailleurs beaucoup plus et plus vite. Poutine veille au grain et, pour conjurer le sort, il organise à son tour un sommet tripartite avec les présidents iranien et turc. Ces trois interlocuteurs majeurs non-arabes se verront à Téhéran le 19 juillet. Ces trois protagonistes pourtant ne s’aiment guère.
La Turquie, la mal aimée
Le président turc a un problème avec les Kurdes, chez lui et chez ses voisins, et il entend grignoter la province d’Idlib comme son homologue celle du Donbass ; mais personne ne raffole de la Turquie. La Turquie achète des armes et en vend, de même que l’Iran. La Turquie est membre de l’OTAN. Les États-Unis ont en tête la création d’une organisation intergouvernementale analogue autour d’Israël et de ses nouveaux amis arabes, au nombre desquels, évidemment ne figurent ni l’Iran ni la Turquie ni encore moins la Russie.
À l’issue du sommet de Jeddah, la Russie redoute :
- la fin de l’« OPEP plus » de fait ou de façon formelle, un revers politique cuisant pour la Russie
- la baisse des cours mondiaux de l’énergie (le baril de Pétrole est repassé sous la barre des 100 Dollars), en entraînant une perte de revenus pour la Russie et pour l’Iran, qui bravent les sanctions
- le retour des États-Unis dans les Accords de Vienne avec obligation pour Israël d’en respecter les termes
- un début de dialogue sinon de coopération entre l’Iran et les États-Unis
- la reprise de relations normales entre l’Iran et l’Arabie saoudite
- l’amorce d’une normalisation des rapports entre Israël et l’Iran (excellents à l’époque du Shah)
- les effets secondaires de la nouvelle donne en faveur de la Paix au Yémen
- l’acquiescement du Congrès à la politique étrangère du président Joe Biden
- la rentrée dans les rangs de l’OTAN du turbulent Recep Tayyip Erdoğan
- un cessez-le-feu en Ukraine dans des conditions défavorables
- et, pire que tout, d’avoir, un jour, à quitter ses bases de Syrie !
L’Iran, maitre du jeu
Déjà, la Russie et ses alliés ne cachent pas leur embarras : la Turquie prévient qu’elle va envahir le Nord de la Syrie, mais elle ne l’a pas encore fait ; l’Iran dit qu’il va livrer à la Russie des drones de combat mais ce n’est pas fait non plus ; le JPCOA n’est pas enterré ; l’armée russe n’a pas atteint ses objectifs en Ukraine ; l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), confirme jeudi la mort de Maher Al-Agal, présenté par le Pentagone comme le gouverneur pour le Levant de l’organisation de l’État Islamique.
Israël pense qu’il est le maître du jeu et que les Accords d’Abraham sont l’aboutissement naturel d’une lente évolution. La question est de savoir si les voisins arabes d’Israël présents au sommet de Jeddah sont prêts à participer au financement et au développement d’industries de défense dignes de ce nom conjointement avec Israël – ce qui semble être le cas
Mais l’Iran, appuyé par la Russie, la Chine et plusieurs pays non-alignés estime aussi qu’il est le maître du jeu dans la région.
La morale de l’Histoire est que les Américains sont des gens pragmatiques, voire cyniques lorsque c’est nécessaire – une Délégation américaine de haut rang est déjà à Caracas – leur président n’a pas hésité à manger son chapeau devant MBS et l’on s’attend à ce qu’il ait obtenu de ses interlocuteurs juifs et arabes qu’ils approuvent le retour des États-Unis dans le JCPOA aux conditions américaines que connaissent parfaitement les Iraniens.