Le président tunisien Kaïs Saïed a rebeloté, en 2024, pour un deuxième mandat de cinq ans, en remportant victorieusement et pompeusement, mais pseudo-démocratiquement, l’élection du 6 octobre dernier, avec presque 91% des voix. Et ce faisant, il a même optimisé significativement la performance de sa première élection de 2019 qui avait été véritablement démocratique et qu’il avait gagnée au second tour avec 73% des voix. Cependant, le taux de participation a chuté, cette fois-ci, de moitié en passant de 58% pour l’élection de 2019 à 28% pour celle de 2024. Quel impressionnant plébiscite de 90,69%, pour une présidentielle taillée à sa propre mesure !
Abdellaz Ben-Jebria
Il y avait initialement 17 postulants pour l’investiture, qui ont été écartés autoritairement, et dont un certain nombre de figures de proue ont été même emprisonnés, injustement. Et en dehors de Kaïs Saïed, deux seules candidatures ont été autorisées par l’ISIE (Instance Supérieure Indépendante pour les Elections), celle de Ayachi Zammel, un entrepreneur libéral, condamné à 14 ans de prison sans pouvoir mener sa propre campagne électorale, et celle de Zouheir Maghzaoui, un souverainiste et arabo-musulman-nassériste proche de Kaïs Saïed, puisqu’il le soutenait jusqu’à présent.
La deuxième raison de cette pseudo-démocratie est que l’élection s’est déroulée sans campagnes électorales, et sans aucun libre-débat sur les programmes des candidats, dans les médias.
ELOGE D’ANTAN
Les années 1960-1970 étaient, pour ma génération, celles de la gloire de la Tunisie post-indépendante. J’avais en effet presque 6 ans le 20 mars 1956, jour de notre indépendance. C’était une date historique pour la nation toute entière. C’était aussi, pour moi particulièrement, un mémorable souvenir, un remarquable évènement, et une date marquante qui coïncida fortuitement avec mon 6ème anniversaire, donc avec ma première année scolaire à l’école de mon village natal.
C’était un espace formidable auquel nous restions attachés, et nous demeurions fidèlement reconnaissants, pour nos imprégnations intellectuelles, nos épanouissements culturels, et nos réussites professionnelles. C’était en effet dans cette école que nos instituteurs, sous l’impulsion de Bourguiba, nous dévoilaient des horizons illimités, et nous stimulaient à devenir les leaders et les bâtisseurs de cette Tunisie nouvelle. C’était le rêve insoupçonné, l’obsession permanente, la préoccupation constante, et la détermination incessante de notre leader.
Sous les impulsions de nos enseignants et les encouragements de notre leader, ma génération avait été ambitieuse pour poursuive des études supérieures, en Tunisie ou ailleurs. Certains et moi compris avions choisi de tenter nos chances en France où mous avions travaillé pendant des années pour payer nos longues études doctorales, sans nous plaindre en absence de bourses. Je ne peux citer, pour moi personnellement, que quelques exemples de petits boulots à temps partiel que j’avais faits pendant une dizaine d’années (rien au noir, tout était légal avec cotisations sociales). C’était le nettoyage des bureaux très tôt le matin, avant les cours ; c’était le gardiennage de nuit, après les cours ; et c’était l’encadrement des enfants dans des centres aérés et des colonies de vacances ; mais la liste est longue pour citer tous ces petits boulots. Et lorsque nous avions réussi nos longues études, mes camarades et moi avions contribué, tout au long de nos carrières professionnelles, à la construction progressive de notre chère Tunisie natale, au progrès de son ouverture sur le monde moderne, à son rayonnement national et à sa bonne réputation internationale.
Mais, au moment même où nous prenions nos retraites que nous avions espérées paisibles aux cœurs de nos Bleds, et au milieu de nos proches et amis, qu’avions-nous mérité au bout du compte ? Une post-révolte que nous avions cru propice à une transition pacifique de démocratie ? Non, elle n’avait, au contraire, accouché que des anarchies-politiques-plurielles assoiffées de pouvoirs d’intérêts personnels, et des violences sociétales orchestrées diversement par des fondamentalistes religieux et d’obscurantistes venimeux, et pour finir depuis 5 ans, par un populiste-autoritaire, un emprisonneur, et un incompétent-aboyeur qui ne faisait marcher la Tunisie qu’à reculons, et nuire à tout ce que nous avions essayé de construire avec des sacrifices que je viens de mentionner avant.
Contrairement à nous autres, issus de familles modestes, on se demande ce qu’a fait ce petit pseudo-professeur sans doctorat, et ce privilégié, appartenant à la grande bourgeoisie tunisoise, qui avait profité confortablement des acquis de la Tunisie bourguibienne ? Oui qu’a-t-il fait, depuis cinq ans, à part remettre en cause tous nos acquis d’antan, tout en faisant marcher notre chère Tunisie à reculons aussi bien idéologiquement qu’économiquement ?
Alors, avant d’aborder rapidement le prochain versant de cette contribution, je me permets de me reposer un instant en m’allongeant sur le divan ; celui que j’utilisais depuis quelques temps, pour mes propres psychothérapies du présent, et mes quelques moments d’apaisement, en écoutant la voix originale et captivante du chanteur copte, Farid El-Atrach, qui m’emportait à bord d’un vent calme et reposant, et qui me berçait par le rythme musical de sa fameuse et douce chanson, « À Bord du Vent » (بساط الريح) ; une chanson qui m’inspirait ces quelques vers que j’ai traduit à ma guise pour mon propre plaisir du moment :
Terre d’amour galant et d’oliviers verdoyants
L’air si doux mais le soleil est brûlant
Avec ses antilopes tannées et ses basanés mignons
« Touness » est bigarrée d’un paysage tamisant
Sous un ciel d’azur et des rivages dorlotant
À la Marsa et la Goulette, leur littoral envoûtant
Les enfants s’amusent avec des cerfs-volants
Et les nageurs s’aventurent sans être prudents
بلاد الحب وﺍلغلة و الزؘيتون
تونس أياخضراء ياحارقة الأكباد
غزلانك البيضاء تصعب على الصياد
غزلانك في المرسى وٳلا في حلق الواد
على الشطوط تعوم ما ﺘخاف صيد الميؘ
C’était bien la belle Tunisie d’antan.
ÉLÉGIE DU PRÉSENT
Seulement voilà qu’en ce moment, au milieu de ce nouvel environnement dogmatiquement décevant, je me sens amèrement dépossédé de mon héritage culturel et déraciné de ma joyeuse Tunisie natale, comme si j’étais privé de l’amour maternel qui me manquait depuis si longtemps et que je pensais retrouver enfin, dans le présent.
Pourquoi suis-je dans cet état-là ? Parce qu’en 2019, les jeunes qui possédaient le savoir-faire de la nouvelle technologie populaire, avaient saisi son outil le plus efficace et le plus puissant, le Facebook, pour envahir médiatiquement les réseaux sociaux, et réussir à faire élire démocratiquement, au deuxième tour d’un suffrage universel direct, un inconnu-Président de la République, avec un peu plus de 70% des voix populaires. Il faut reconnaitre aussi qu’ils fussent aidés par l’indéniable soutien d’Ennahdha. Mais, peut-être par manque de vrais leaders charismatiques, cette majorité de la jeunesse avait succombé naïvement, sans le connaitre, aux charmes artificiels d’un haut-parleur robotique de la mauvaise langue littérale publique, qui avait camouflé son populisme religieux islamique, son arabo-dogmatisme, pour dévoiler rapidement qu’il est réellement un boycotteur de la pluralité civilisationnelle de la Tunisie historique, un individualiste de la politique utopique, et un aboyeur d’un vide programme économique.
Au bout du compte, depuis cette révolte spontanée, la Tunisie n’avait connu que des résultats catastrophiques qui ne cessaient de s’accumuler. Elle n’accouchait que du dogme islamique, de la violence terrifiante envers les dirigeants politiques charismatiques, de l’incompétence du dirigisme systémique, de la corruption de la fonction publique, et de la misère économique.
Mais, avec cet actuel président, qui vient d’être réélu, pour encore 5 ans, avec un score-moquant de 91% des voix et un lamentable taux de participation de moins de 25%, si on soustrait ceux attribués aux deux autres candidats, je recommence à vivre des moments difficiles de déprime intellectuelle, pensant que je ne reverrais plus la lumière d’antan qui brillait sur le Grand Maghreb, qui jalousait le Machrek, et qui émerveillait l’Occident.
C’est ainsi que je sens perdre mon énergie vivifiante pour me laisser abattre par une asthénie déprimante. Je m’efforce pourtant de réagir, en laissant mon esprit naviguer, librement, dans l’espace et dans le temps, pour essayer de remonter la pente critique.
Mais à présent, il ne me reste que de m’inspirer d’un vers élégiaque de la fameuse poétesse Al-Khansa (ﺍﻠﺨﻨﺴﺎﺀ) pour soigner mes douleurs instantanément, et pour apaiser l’asthénie passagère du présent :
O œil, ruisselle copieusement tes larmes
Et pleure Touness avec tes propres alarmes
يا عين جودي بدمع منك مغزار و ابكي لتونس بدمع منك إنذار
Enfin, je m’échappe virtuellement, pour mes habituelles escapades, à ciel ouvert, en atterrissant auprès de mes deux éternels compagnons, mes professionnels poumons et mon passe-temps d’olivaison, pour leur offrir un poème d’inspiration, d’amour et de compassion :
Mes deux compagnons éternels
M’étaient toujours fidèles
L’un me faisait réfléchir
L’autre me donnait du plaisir
Le poumon est un hasard doctoral
L’olivier est un patrimoine familial
Tous les deux m’avaient comblé de bonheur
Pendant les pires moments et les meilleurs