Gilles Gressani: « La neutralité ambigüe » face au Hamas

Gilles Gressani, directeur de la revue le Grand Continent qui publie le livre « Fractures de la guerre étendue », explique dans un entretien dans « le Figaro » que « l’un des succès stratégiques de l’attaque terroriste du Hamas est de contribuer à creuser le fossé » entre l’Occident et le reste du monde
 
 
Gilles Gressani, directeur du Grand Continent, il préside le Groupe d’études géopolitiques et enseigne à Sciences Po. Politiques de l’interrègne (Gallimard 2022) est en librairie.
 
 
 
Si plusieurs grandes capitales européennes ont dénoncé le groupe terroriste palestinien, la Russie et la Turquie pour leur part appelant à la « retenue ». Comment interpréter les différentes réactions internationales face à l’attaque du Hamas contre Israël ?
Les grandes capitales européennes ainsi que l’Union européenne ont en effet immédiatement et fermement dénoncé l’attaque du Hamas. Cette condamnation nette, sans ambiguïté, ouvrant à un soutien direct d’Israël compose un axe occidental soudé, structuré horizontalement de Washington à Kiev, qui recoupe l’alliance atlantique, à l’exception notable de la Turquie, et qui parvient même à se projeter dans une dimension indopacifique, en intégrant les pays du Quad (Australie, Inde, Japon), ainsi que la Corée du Sud et Taïwan. 
 
Il faut toutefois souligner que cette position est loin d’être majoritaire à l’échelle planétaire. Comme on peut le remarquer en étudiant la carte que nous avons publiée et régulièrement mis à jour dans les pages du Grand Continent, la plupart des pays du monde sont dans une position de neutralité passive, n’ayant pas pris position, ou ont appelé à la désescalade, à “la retenue”, ce qui leur permet de rester dans une forme de neutralité ambigüe : de la Chine au Brésil, de la Russie à l’Afrique du Sud, les poids lourds des BRICS, avec l’exception notable de l’Inde, ont choisi de ne pas choisir entre le Hamas et Israël.
 
De même, une partie, certes encore limitée, mais conséquente des dirigeants des pays du monde arabe et musulman soutient explicitement l’opération du Hamas, avec des nuances : de l’Iran qui pourrait même être impliqué dans l’organisation de l’opération al-Aqsa au Qatar où se trouvaient une partie des dirigeants du Hamas lors de l’attaque, à l’Algérie qui a réitéré son soutien à la cause palestinienne en condamnant uniquement Isräel. 
 
La question de l’intensité du soutien des opinions publiques à l’attaque doit être étudiée de plus près, mais on constate que la neutralité dont ont fait preuve dans un premier temps l’Arabie saoudite, le Maroc, l’Egypte, les Émirats arabes unis et d’autres pays qui travaillaient à la normalisation de leurs relations avec Israël est de plus en plus complexe à maintenir alors que le bilan des pertes palestiniennes s’alourdit. 
 
Remarquons enfin que le positionnement d’une partie des pays de l’Alliance bolivarienne (Nicaragua, Venezuela, Cuba) ressemble à s’y méprendre à un soutien direct.
 
Peut-on dresser un parallèle entre les pays qui ont refusé de condamner cette offensive avec ceux qui ont refusé de condamner la Russie après l’invasion de l’Ukraine ?
 
S’il ne faut pas tomber dans le piège rhétorique du “sud global”, il serait absurde de ne pas prendre en compte cette dimension structurante de la géopolitique planétaire : un occident uni – en attendant les élections américaines dans un an – un monde désuni.
La guerre de Soukkot s’inscrit par ailleurs dans un clivage de longue durée. La carte des pays qui soutiennent l’Ukraine avec des envois d’armes et celle des pays qui reconnaissent l’État de Palestine sont parfaitement symétriques. Ces espaces présentent des récits et des intérêts divergents qui peuvent être arsénalisés par les puissantes émergentes souhaitant réécrire les règles du jeu, quitte à faire sauter la table.
 
L’un des succès stratégiques de l’attaque terroriste du Hamas est de contribuer à creuser ce fossé. L’Occident n’accepte pas d’ambiguïté et réaffirme son soutien à Israël, «le reste» l’accuse de «double standard». Laisser s’imposer ce clivage pourrait avoir des conséquences catastrophiques pour nous.
 
Cet événement peut-il changer la donne sur le plan géopolitique ou ne fait-il que confirmer les grandes tendances en cours dans le monde ?
 
Avec l’attaque de samedi 7 octobre, la guerre de Soukkot ne vient que de commencer. Elle pourrait connaître une forme d’escalade, même si pour l’instant du moins on remarque une certaine forme de retenue des acteurs étrangers qui pourraient la provoquer, de l’Iran au Hezbollah. 
Tout cela nous laisse devant un constat amer : nous sommes incapables de façonner le monde qui nous entoure. Le territoire de l’Union européenne est enveloppé d’un arc des crises hétérogènes mais continues : de l’Arctique au Sahel, en passant par la Libye, la Syrie, l’Ukraine, le Bélarus, des foyers d’embrasement explosent ou sont en train d’exploser. 
Notre faiblesse stratégique n’est pas inévitable, elle passe toutefois par une “autonomie d’analyse” qui doit précéder toute tentative d’autonomie stratégique. Il faut sans doute que l’on saisisse un problème essentiel : sur l’axe horizontal (Washington – Kiev – Pékin), l’Union n’a presque rien de singulier à offrir. Sur l’axe vertical, elle a tout à dire, mais refuse de s’engager…
 
Les réactions des différents pays face à cette attaque illustrent-t-elles une nouvelle donne géopolitique ? Assiste-t-on à une reconfiguration de la mondialisation ? Comment la qualifier ? Quelles sont les différentes forces, les différents blocs, en présence ?
 
Entre la pandémie, l’anthropocène et l’explosion des rivalités géopolitiques, un ordre s’est effondré ; du glissement des plaques tectoniques, un nouveau monde émerge, sans que l’on puisse encore déterminer sa forme. Nous sommes dans un interrègne. Que remplacera la mondialisation qui a cru à “la fin de l’histoire” ? Un projet démocratique réorientant la politique vers les biens publics mondiaux ? Le retour de l’ère des empires et des princes ? L’émergence d’un monde encore plus militarisé, moins ouvert au commerce et à la diplomatie semble une tendance inévitable :
 
De Bakhmout à Gaza, de l’énergie aux semiconducteurs et à l’IA — la guerre s’étend. C’est le cadre conceptuel que nous avons essayé de constituer dans la dernière livraison papier du Grand Continent, Fracture de la guerre étendue (Gallimard, 2023). Se repérer dans ce bouleversement où l’échiquier, les pièces et les règles du jeu changent en permanence doit être la priorité pour tous ceux qui souhaitent faire autre chose que marcher comme des somnambules vers l’abîme.
 
(Entretien paru dans Le Figaro)