Gillaume Ancel: « notre posture militaire est post coloniale »

Guillaume Ancel détonne dans le paysage militaire , mais pas dans les médias, lui qui esr membre la réserve où il  est aujourd’hui  lieutenant-colonel . On ne le voit plus  dans les  centres de  stratégie officiels , tellement liés à l’armée et dûment rétribués, qu’ils ne font que refléter  les options du Ministère ou  du pouvoir en place.

Il manque toujours un bouton de guêtre, c’est à dire le scénario jugé improbable., comme le déclenchement de « l’opération spéciale » russe que les Services et intellectuels n’ont pas vu venir ou comme le retournement d’alliances en cours.

 

Rien de tel chez Guillaume Ancel : fini  avec lui silences et compromissions de la « Grande Muette » qu’il dénonçait dans son avant dernier livre. On peut ne pas partager ses idées comme celles implicite dans son  dernier et passionnant ouvrage -« Petites leçons sur la guerre »- sur l’état de l’armée française et européenne face à la Russie et de son indispensable réarmement  : mais y aura toujours quelque chose à glaner. Homme de communication aujourd’hui, Ancel est toujours ouvert à la discussion , surtout hétérodoxe.

D’ou l’idée, à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage , de l’interpeller sur l’aveuglement et le déni de l’armée française en Afrique aujourd’hui- et des président français successifs.




«  AU BOUT DE TROIS ANS, UNE FORCE D’INTERVENTION EST PERÇUE COMME UNE ARMÉE D’OCCUPATION » 

Mondafrique :- Vous avez connu l’Afrique comme jeune officier au Rwanda  et vous continuez à suivre les conflits en cours et les fameuses OPEX, et vous en avez témoigné,notamment pour le Rwanda en 1994 .Comment analysez vous  personnellement le départ du Sahel ? Quelle perception dans l’armée : un échec ou un redéploiement vers les pays côtiers ?

 Guillaume Ancel :Les Opérations extérieures(Opex) ,il faut bien le dire, ont été menées en dehors de tout débat de société. Quand ça se passe mal, pas de réactions particulières, on ne sait même pas pourquoi on y était ! Il y a là comme une forme de déni : comme les militaires sont emmurés dans une forme de culture du silence, on n’explique pas pourquoi on y va ni comment on en est chassé, globalement c’est incompréhensible pour la population.

Les gens ne perçoivent pas en 2025 que l’on est menacés prés de nos frontières, et du coup ces interventions en Afrique ont encore moins de sens.

Mondafrique. Sans retour sur expérience, cela aurait dû déclencher un double débat : qu’est ce qu’on y fait, qu’est ce qu’on doit y faire? Quel équilibre entre missions en Europe et opérations plus lointaines ?

On a l’impression d’une société qui n’a plus du tout de culture militaire et ne comprend pas de quoi on parle. Cela n’a pas protégé l’armée , au contraire cela  met les militaires en difficulté parce que cela n’a pas de sens pour les citoyens.

En Afrique et au Sahel, c’est impressionnant :au départ on part pour une intervention légère au Mali (Serval), 10 ans après on y est encore(Barkhane)…

Or on n’ a jamais défini réellement ce que l’on voulait y faire ni quels en étaient  les buts. On se souvient de la doctrine Clinton qui disait qu’il faut des objectifs avant toute intervention, d’une part pour savoir si on les a  atteint et par ailleurs de savoir quand est ce que l’on part.
On dirait que l’on s’est réinstallé en Afrique comme si notre présence était indispensable ; au lieu d’avoir le raisonnement inverse : qu’est ce qu’on veut faire ? Comment on peut achever ce qu’on veut faire ?

On marche à l’envers et on n’a pas réellement terminé avec une sorte de « posture néo coloniale »  c’est à dire que nous seuls Français décidons que l’on veut intervenir en Afrique sans se demander si réellement on nous le demande…

Mondafrique Ce n’est pas parce que l’on  a une remarquable armée d’intervention qu’on va régler les problèmes du Mali! On s’est trompé sur une dernière chose : la tolérance des peuples .A partir de quel moment on n’est plus toléré, mais considéré comme des intrus ?

Même en Allemagne dans les années 80 les Allemands ne supportaient plus les forces françaises : quelles que soient les justifications, elles étaient considérées comme des forces d’occupation.

Ça agace considérablement les populations. Par expérience, je considère que l’on ne peut pas rester plus de deux ou trois ans. Forcément, passé ce laps de temps, cette présence non désirée entraîne un  sentiment de rejet de la population.

 Imaginez comme me le disait un ami de Dakar, une force d’intervention  sénégalaise s’installer à l ‘Est de la France, disant aux populations :«  On va vous protéger !»Imaginons l’inverse !

Si l’on y réfléchissait , on privilégierait des interventions rapides, ponctuelles, et d’autre part une réelle coopération ;  au lieu de cela on constate une triste « guerre business » : se faire du fric, des soldes triples, des boîtes qui font des bénéfices considérables avec des formations par exemple celles  financées par l’Union européenne.Or on voit bien que ces « formations «  sont bien souvent un  faux nez pour garder le contrôle sur la situation sur place. 

Tout cela sans qu’il y ait une réelle communication envers les populations locales. De sorte qu’à la fin , on se voit endosser la responsabilité de sujets éminemment politiques sur lesquels on n’aurait jamais dû s’engager.  On se retrouve piégés à l’aune de notre propre myopie !

Et quand on est depuis 10 ans au Mali, on devient une sorte d’envahisseur…Aujourd’hui au XXI ème siècle , on ne peut plus agir de cette manière.

Mondafrique : l’armée française est restée en Afrique francophone plus d’un demi siècle après les « Indépendances ». On était censé faire la formation des armées nationales. Beaucoup d’officiers français on été à cette « École de l’Afrique » , dans une grande continuité historique. Quand il y a des situations conflictuelles, comme les djihadistes au Sahel, ou des rebellions périphériques cherchant à renverser le pouvoir d’État, comme en Côte d’Ivoire en 2011 ou aujourd’hui  en RDC, on voit que ces armées africaines sont plutôt inefficaces ; est ce c’est la formation qui a été inadaptée,  ou encore le matériel? Qu’en est il pour vous de cet échec militaire ?

Guillaume Ancel: Notre conception de la formation, de l’entraînement, de l’armement de ces armées est complètement dépassé. On est resté à une période purement coloniale, on leur donnait un peu de matériel, on les entraînait dans une relation de dépendance. En quelque sorte « si on partait demain , vous ne pourriez pas faire tout seuls »..

On ne les a jamais vraiment formés à faire des missions opérationnelles de combat. On était sur une sorte de maintien de l’ordre militaire particulièrement ambigu, notamment contre les civils .Comme si on voulait s’assurer que cela reste quand même des armées de deuxième ordre. Comme cela,  s’il se passait quelque chose d’important, ils seraient obligés d’en appeler à l’armée française.

Un peu dans la filiation des tirailleur sénégalais, et ce qui est gênant , lorsque ces armées sont confrontées avec des moments de guerre, elles découvrent qu’elles n’ont pas la connaissance et le matériel pour ce genre d’actions.

Nous même on peut s’interroger : est que l’on ne s’est pas rendu obsolètes sur un certain nombre de concepts, se référant à un état de la guerre « classique » … comme si on ne s’était pas tellement éloigné de l’époque de Fachoda ! Être très présent. Imposer ses modèles d’armes comme les fusils d’assaut ; au lieu de se demander par exemple si ces armées africaines n’ont pas plutôt besoin  d’un bon système de renseignement qui permet d’anticiper ce que seront les menaces de  demain.Ou créer un réseau de tous ces systèmes africains pour en faire un système mondial plutôt que vouloir les garder avec une relation de vassalisation.

Mondafrique : – Au point de vue technique n’a t on pas récemment manqué un certain nombre de transitions, ce que vous évoquez dans votre récent ouvrage, notamment sur le passage  de l’avion  au drone ?

-Guillaume Ancel. L’armée de l’air en France  était considérée effectivement comme une arme d’élite : la plus récente, la plus industrielle, la plus « techno » ! Or quand ils se trouvent devant un sujet largement d’ordre politico- culturel, on les sent très démunis. Une autre génération de combats : Azerbaïdjan, Éthiopie, Sahel…

Les combats ont en fait incroyablement changé…Ce qui est important c’est ce qu’il se passe sur le terrain : en même temps en Ukraine les drones n’ont pas fait la décision.

Or la première arme d’une armée  c’est l’intelligence collective.

 

 

 

 

 Mondafrique Est ce qu’on peut dire , du point de vue géopolitique, que l’on va partir de l’Afrique à cause du tournant vers l’Europe , et vers l’Est en particulier?Et que l’on privilégie par ailleurs, toujours au détriment de l’Afrique , ce que l’on appelle encore la «  France d’Outre Mer » ?

 

-Guillaume Ancel :

C’est possible. Ce que je trouve très inquiétant, dans notre relation avec l’Afrique, c’est que l’on n’a pas pris le tournant nécessaire. On n’a pas compris que l’on était au XXI ème siècle,

On aurait pu capitaliser, un peu comme les Britanniques avec le Commonwealth, sur le fait que l’on avait là un réseau extraordinaire : on partageait une langue, ce qui est considérable, et beaucoup de choses culturelles ; parce que il y a eu beaucoup de croisements et de liens humains, on  aurait pu avoir un réseau formidable avec ces pays africains , à condition de ne pas y avoir gardé des relations de domination.

On risque d’être obligé d’en partir, d’une part parce que l’on n’a pas capitalisé sur ce réseau, et d’autre part parce que on s’est mis à dos les peuples africains parce que l’on ne leur a pas donné assez de place et surtout que l’on ne les a jamais assez valorisé.

Quand on parle dans la société française d’immigration c’est systématiquement avec une connotation négative et critique, alors que nos sociétés survivent grâce à cette immigration, grâce à cette jeunesse

On s’est trompé dans notre rapport avec l’Afrique et tant pis pour nous !

En conclusion notre société a peur par méconnaissance, parce que l’on ne sait pas de quoi on parle en terme   de Défense. Un effort reste  à faire, en particulier en direction de l’Afrique, pour partager cette culture de Sécurité  avant de vouloir la dominer.

 

 

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Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)