Dans un papier bien documenté, un éditorialiste du site « Affaires Internationales » se demande si cette mise en cause judiciaire n’a pas été l’occasion pour le maitre de Damas de régler ses comptes à distance avec un vieil homme devenu encombrant. Voici ce texte.
Vous aimez le Monopoly ? Vous aimez le Cluedo ? Amateurs de jeu de société, suivez de près le feuilleton judiciaire des « biens mal acquis » que la justice française juge en appel depuis le 5 mai.
À la barre, Rifaat al-Assad, véritable tycoon de l’immobilier, qui accumule depuis près de 40 ans un patrimoine colossal dans les différentes villes européennes : À Paris ? Deux hôtels particuliers et une quarantaine d’appartements. En région parisienne ? Un château et des haras… Sans compter les résidences à Londres ou en Espagne à Marbella.
Une véritable partie de Monopoly débutée dans les années 1980, quand celui qui était le frère et le bras droit du dictateur Hafez Al-Assad tenta un coup d’État pour prendre le pouvoir. Un échec qui lui valut l’exil en Europe, et plus particulièrement dans la France de François Mitterrand. Protégé par le pouvoir politique français et disposant d’une fortune colossale, celui qui se voyait déjà sur le trône de Syrie se contenta du rôle de Roi Midas, transformant en coquette rente immobilière chacun de ses investissements.
Mais comment est apparue cette fortune ? Comment l’ancien dirigeant syrien a-t-il pu fonder un tel empire patrimonial ? Pour Rifaat al-Assad, c’est l’Arabie saoudite : la famille royale du royaume pétrolier n’a jamais caché son soutien à celui qui fut numéro deux du régime syrien, l’arrosant allègrement de chèques de plusieurs dizaines de millions de dollars pendant des décennies.
Mais pour les ONG à l’origine de de la plainte déposée contre Rifaat al-Assad en 2013, Rifaat al-Assad aurait quitté la Syrie les poches pleines d’argent public. Des dizaines de millions de dollars qui se seraient évaporés et que le dirigeant syrien aurait dérobés dans les comptes de la banque centrale syrienne pour financer sa nouvelle vie à l’étranger au moment de son exil.
Une hypothèse retenue par la justice française en première instance, qui souffre pourtant de quelques faiblesses. C’est maintenant que la partie de Monopoly se change en Cluedo, et qu’il faut mener l’enquête…
Le jeu de Damas
Aujourd’hui, Rifaat al-Assad demeure surtout un élément gênant pour son neveu Bachar al-Assad, qui a réussi à se maintenir au pouvoir dans une Syrie dépeuplée, martyrisée et sous influence iranienne et russe. Un pouvoir branlant, qui cherche depuis plusieurs années à mettre définitivement hors circuit celui qui était encore dans les années 2000 un concurrent sérieux à Bachar al-Assad pour le trône syrien.
Au plus fort de la guerre civile, une plainte fut alors déposée devant la justice française contre Rifaat al-Assad. Et les réseaux de Damas se mirent en branle pour faire condamner le riche vieil oncle exilé, toujours menaçant.
Des liens suspects
Or, la justice française n’a visiblement pas été informée des liens étroits entre le régime de Bachar et certains témoins convoqués à la barre. L’ancien ministre de Bachar al-Assad Mustapha Tlass avait ainsi affirmé que les « Brigades de défense » de Rifaat al-Assad étaient entrées par effraction dans la Banque centrale syrienne et avant de piller des billets de banque « par palettes entières ». Un témoignage pris pour argent comptant, alors qu’il provient de l’un des fidèles du régime, qui plus est décédé en 2017. Autre témoignage bancal, celui d’Abdel Halim Khaddam, lui aussi ancien fidèle de Bachar al-Assad (avant de tomber en disgrâce auprès du régime), ancien ministre des Affaires étrangères, qui affirmait avant sa mort en 2020 qu’Hafez al-Assad avait transmis 300 millions de dollars à son frère cadet.
Les témoignages des deux apparatchiks syriens sont d’autant plus problématiques qu’ils ne peuvent plus être confrontés, interrogés ou discutés : Abdel Halim Khaddam et Mustapha Tlass ont emporté leurs secrets dans la tombe. Au moins au Cluedo, quand un joueur émet une accusation erronée, on peut le vérifier !
Autant d’éléments qui laissent peu de doute sur la dimension « téléguidée » de l’affaire. En première instance, la justice française a ainsi probablement été instrumentalisée par un rapport de force qui la dépasse.
Une manipulation qui ne fait peut-être que commencer : une agence de presse syrienne localisée aux États-Unis a même annoncé dès le mercredi 5 mai au soir, alors que le procès ne commençait à peine, que le tribunal avait rejeté l’appel de Rifaat al-Assad. Rumeur pour mettre la pression sur les juges français ? Fuite de l’une des parties prenantes ? À la différence d’un jeu de société, tous les coups sont permis dans une partie dont les enjeux s’enracinent profondément dans les haines et les rivalités forgées par les luttes de pouvoir dans la famille Assad et les secousses de la guerre civile syrienne.