Tout juste sortie d’une guerre civile sanglante et embourbée dans une crise humanitaire permanente, la République centrafricaine occupe aujourd’hui la dernière place du classement en matière de développement. Un changement ne pourra intervenir que lorsque les immenses richesses de ses forêts tropicales seront partagées.
Le 6 février 2018, l’épouse d’André Zibè a donné naissance à une petite fille sur le sol de sa hutte, dans le village de Bogani. Les six enfants du couple sont tous nés de la même façon. Le dispensaire le plus proche, qui ne peut être atteint qu’après une marche pénible à travers six kilomètres de forêts naturelles denses, ne dispose d’aucun médecin. Il ne compte que quelques personnes dispensant les premiers soins. « Nous souffrons », nous dit Zibè.
Les taux de mortalité infantile sont désespérément élevés dans ce village pygmée constitué d’une centaine de huttes, pour la plupart fabriquées à l’aide de bambous et de branches de palmier. Les habitants de Bogani mènent tous une existence précaire dans ce village situé à environ 145 kilomètres au sud de la capitale, Bangui, dans la préfecture de la Lobaye.
Bogani pâtit du même manque d’infrastructures essentielles (pas d’électricité, de lignes téléphoniques, de routes goudronnées, peu d’écoles et pas d’hôpitaux) que le reste de la République centrafricaine (RCA), qui a connu des années de déclin institutionnel et une guerre civile dévastatrice.
Ces personnes désespérément pauvres sont pourtant entourées de vastes richesses naturelles comme les forêts humides denses au sein desquelles elles vivent. Chaque jour, elles voient ces richesses partir le long de routes parsemées de nids-de-poule, à l’arrière de camions qui soulèvent des nuages de poussière.
Michel Agnandjian, chef du village voisin de Bobèlè, ironise sur un ton plein d’amertume : « Les étrangers exportent notre bois vers leurs pays. Les populations locales n’en tirent aucun bénéfice. Regardez ma maison. Elle est dans un état misérable. » Cette maison, en dehors de laquelle a lieu l’entretien, est faite de briques crues qui commencent à se fissurer. Les conditions sanitaires sont déplorables.
L’absurdité d’être si près de richesses naturelles, mais si loin des avantages qu’elles pourraient procurer n’échappe à personne. Le bois est omniprésent mais la loi interdit aux habitants de l’utiliser. Résultat, bon nombre des écoles de la région n’ont pas de tables ou bancs et les bâtiments sont construits à l’aide de feuilles de palmier.
Même ceux qui travaillent pour les entreprises forestières, comme André Zibè, n’en tirent que peu d’avantages : « Je suis fatigué de travailler pour les entreprises forestières en échange de si peu d’argent », explique-t-il.
Le travail, souvent éreintant, consiste à évacuer les souches et à abattre les gros arbres. Souvent, ajoute-t-il, il lui faut réclamer sa paie plusieurs fois. Cela illustre la discrimination persistante à l’égard des pygmées. Zibè, comme d’autres dans le village, se tourne à nouveau vers une vie faite de chasse et de cueillette, celle qu’a menée son peuple pendant des milliers d’années.
Maurice Mondjimba, chef adjoint de Bogani, explique également que son peuple est « marginalisé », ajoutant que « la plupart du temps, personne ne nous consulte avant d’exploiter nos forêts. »
Cette lutte quotidienne pour la survie se reflète à travers tout le pays.
En dépit de ses vastes ressources naturelles, la RCA a été classée en 2016 à la dernière place dans l’Indice du développement humain des Nations Unies (188e sur 188 nations). Parmi les 4,6 millions d’habitants que compte le pays, 2,5 millions auraient besoin d’une aide humanitaire urgente et l’espérance de vie moyenne ne dépasse pas 51,5 ans.
Le secteur forestier doit occuper une place centrale si le pays veut espérer sortir de cette situation désespérée. L’industrie est le deuxième employeur du pays (après l’État). Le bois est la principale source d’exportations officielles de la RCA et occupe une place de plus en plus importante dans l’économie depuis que le Processus de Kimberley a sévi contre les « diamants du sang ».
Pour qu’un changement intervienne, cependant, il faut enrayer la corruption qui ronge le secteur forestier depuis des générations ainsi que le flux de bois d’origine illégale qui sature encore aujourd’hui le marché.
Pour comprendre l’ampleur du problème, il faut s’intéresser au contexte.
En 2012, le gouvernement a fait un grand pas en avant dans la lutte contre le fléau de l’exploitation illégale des forêts, en signant un Accord de partenariat volontaire (APV), c’est-à-dire un accord sur le commerce du bois, avec l’Union européenne (UE). Cet accord a mis en avant des dispositions commerciales favorables avec l’UE pour encourager la RCA à inclure la société civile et les communautés forestières dans l’élaboration d’une nouvelle législation forestière plus équitable et d’une nouvelle constitution plus inclusive.
Le processus s’est cependant brusquement arrêté en mars 2013, lorsque le pays a plongé dans la guerre civile.
L’une des causes de la guerre a résidé dans la répartition profondément inéquitable des richesses, qui a poussé des groupes armés à se rassembler sous la bannière de la Séléka. Après le renversement du gouvernement, la violence s’est installée : des villes et des villages entiers ont été pillés et de nombreuses atrocités ont été commises. Des milliers de personnes ont perdu la vie et bien d’autres encore ont perdu leur maison.
Les entreprises forestières ont été pillées, leurs véhicules ont été volés et leurs machines et équipements de production de bois ont été saccagés. La chaîne de production du bois a été fortement perturbée : simplement pour pouvoir atteindre la frontière avec le Cameroun, une cargaison de bois devait franchir un ensemble de barrages illégaux gérés directement par des chefs de guerre exigeant des paiements. Quant aux hommes armés qui entouraient les bureaux des entreprises forestières, en apparence pour sécuriser les locaux, ils étaient généralement là pour les piller.
Fait remarquable, cependant, durant les trois années pendant lesquelles le processus APV a été gelé, les structures naissantes de la société civile que le processus avait contribué à bâtir sont restées opérationnelles (avec néanmoins de nombreuses contraintes) et se sont regroupées au sein de la plateforme de gestion durable des ressources naturelles et de l’environnement (GDRNE).
Dans ce contexte dangereux et chaotique, elles ont héroïquement continué à sensibiliser les communautés forestières sur leurs droits, ont mené des enquêtes indépendantes pour vérifier si les entreprises forestières respectaient les lois de la RCA et ont dénoncé la façon dont les chefs de guerre et les groupes armés se rémunéraient grâce à l’exploitation illégale des forêts. De nombreux membres de la plateforme et leurs familles ont fait l’objet de menaces.
Le processus APV a été relancé en 2016. Puisqu’il avait été initialement prôné par le président de la RCA, Faustin Archange Touadera, on peut espérer qu’il sera mis en œuvre de manière adéquate. Si tel est le cas, le travail de la plateforme GDRNE méritera d’être salué. Et son action vient à nouveau de porter ses fruits : deux représentants des communautés forestières participent désormais directement au contrôle de la mise en œuvre des lois et des politiques forestières.
Ce petit pas est le début d’un long parcours. Il pourrait cependant revêtir une importance considérable en permettant aux peuples tel celui de Bogani de faire entendre leurs inquiétudes.
Pour cela, il est toutefois indispensable d’éradiquer la violence et l’insécurité qui règnent dans une grande partie du pays, et de venir en aide aux innombrables personnes déplacées internes qui ne peuvent rentrer chez elles. Selon les récents propos de Parfait Onanga-Anyanga, représentant spécial des Nations Unies dans le pays, cette situation « assombrit un tableau humanitaire déjà précaire, où la vie de près de la moitié des habitants de la RCA serait inimaginable sans une aide humanitaire d’urgence. »
Pour le bien d’Andrea, la petite fille d’André Zibè, et de tous les enfants de la RCA, on ne peut laisser les erreurs du passé se reproduire. L’une des plus grosses d’entre elles a été de ne pas partager les incroyables richesses naturelles qu’offrent les forêts du pays.
par Bienvenu Gbelo