« Il faut renouer le fil de l’Histoire rompu en 1962 ». Dans l’entretien qu’il a donné à nos confrères de « Liberté », le professeur Bélaïd Abane revient sur les années de l’indépendance. Il explique que le projet historique de la Soummam est ancré dans le soulèvement de la rue contre le système. le Pr Abane a été contacté pour intégrer le comité des sages qui devrait assurer la tenue d’élections, mais il a décliné cette offre.
Liberté : Nous célébrons le 63e anniversaire du Congrès de la Soummam. Le projet qu’il a adopté est-il toujours d’actualité ?
Bélaïd Abane : Le pays s’enfonce dans des luttes stériles alors que la situation économique est alarmante. C’est le retour archaïque aux rapports de force. L’absence d’un pouvoir politique légitime, fort et consensuel a fait resurgir les antagonismes claniques et idéologiques. Les hégémonismes s’affrontent de nouveau et menacent la stabilité du pays et la cohésion nationale.
Ce qui manque au pays actuellement est un projet de vaste rassemblement. Et actuellement on tend même vers le contraire. La Soummam est assurément d’actualité car le projet était porteur d’unité et de raison politique. Le projet du 20 Août 1956 était également celui de la citoyenneté et de l’algérianité, des valeurs que revendiquent les Algériens tous les vendredis depuis le 22 février 2019 pour être enfin des êtres politiques à part entière maîtres de leur destin.
Ce qui leur a été confisqué depuis l’indépendance. Il y a également l’esprit d’indépendance affirmé avec force à la Soummam. Il est salutaire de le rappeler aujourd’hui au moment où notre pays est tiraillé entre des accointances diverses et variées qui ne lui veulent pas forcément du bien. Autre exigence aux racines soummamiennes, que revendique actuellement le peuple en marche, un système dans lequel n’interfère en aucune façon la force militaire, une définition claire du rôle de l’armée et sa mise en conformité avec la Constitution.
Cette célébration vient à un moment où le pays connaît, depuis plusieurs mois, un mouvement inédit de contestation du système, qui semble d’ailleurs trouver une forme d’argumentation dans la doctrine soummamienne. Qu’en pensez-vous ?
Vous savez, les Algériens ont été malmenés depuis toujours. Le sens du destin collectif né pendant la lutte de Libération natonale, avait commencé à se déliter dès les premières années d’indépendance. Le mauvais exemple donné au sommet de l’État, la manipulation de l’histoire, la brutalisation par les appareils répressifs, les polices politiques et leurs pratiques d’agitation-propagande, ont dressé les Algériens les uns contre les autres et leur ont fait perdre tout repère historique de référence.
La religion et le repli identitaire vont combler ce manque. Nous n’avions pas, jusqu’à cette année 2019, de référents qui font l’unanimité. Il y a ce que nous appelons constantes nationales qui, en réalité, sont une pure supercherie car au lieu de nous unir, elles nous divisent. Voilà qu’on revient à des valeurs qui font consensus : Novembre bien sûr, mais aussi la Soummam qui est, qu’on le veuille ou non, l’étape fondatrice de la Révolution, son institutionnalisation et sa mise sur orbite, après l’étincelle sacrée du 1er Novembre.
Pour la contestation populaire actuelle, il est fondamental de se trouver un ancrage, une référence politico-idéologique. Et la Soummam et l’un de ses fondamentaux — la primauté du politique — lui en donnent l’opportunité. Mais il n’y a pas que cela. La référence à Novembre et à la Soummam c’est également une façon de rompre avec le coup de force de 1962, origine du système décrié, et de ramener l’histoire de la Révolution à ses sources premières, Novembre et la Soummam, et à son cours normal.
C’est à Abane qu’on attribue le principe de l’État civil et de la primauté du politique sur le militaire. C’est exactement ce que la rue algérienne réclame depuis 26 semaines. Quel est votre commentaire ?
Oui c’est bien Abane qui est à l’origine de ces principes. Il les a défendus à la Soummam bien sûr appuyé par Ben M’hidi, et à la session du CNRA au Caire en août 1957. La primauté du politique a porté Abane au sommet de la Révolution. Les chefs militaires venus au Caire pour entrer dans les organes dirigeants ont mis à bas la primauté du politique et ont même instauré celle de l’hégémonisme militaire qui a fait le lit du système aujourd’hui vilipendé.
La suite on la connaît. Et voilà que 62 ans après, la raison politique revient comme l’un des fondamentaux du mouvement populaire. C’est assurément une revanche pour Abane et Ben M’hidi qui reviennent sur le devant de la scène comme les contre-modèles du système exécré et comme références programmatiques du mouvement populaire. Comme je viens de vous le dire c’est également une manière de renouer le fil de l’histoire interrompu en 1962.
Comment expliquez-vous l’apparition d’un courant, certes marginal dans le hirak, porteur d’une curieuse conception “novembriabadissia” de la Révolution. Pourquoi opposer ce courant à la revendication d’un État civil ?
L’association “novembriabadissia” est totalement antinomique. Encore une supercherie sortie d’un quelconque laboratoire pour semer la division et faire diversion. C’est une technique éculée qui a pour but de pousser à la crispation et de dresser les Algériens les uns contre les autres. En fait la cible de ce slogan, c’est d’exclure la Soummam afin de créer des querelles de chapelles dans le but de diviser. Sur le fond, rappelons d’abord que l’esprit badissien est totalement contraire à celui de la Libération nationale.
D’abord parce qu’il était apolitique et que son objet était seulement de ramener les Algériens dans la stricte orthodoxie musulmane. Ensuite, Ben Badis lui-même et El-Okbi, pour ne citer que ces deux grands dignitaires, étaient des “indimajistes” acharnés, ne pouvant concevoir la oumma algérienne que dans le corps national français. Jamais avant 1956 ne fut prononcé le mot d’indépendance dans le discours oulémiste. Ce mot constituait même un blasphème.
Associer novembre à Ben Badis et aux oulémas est une entreprise de falsification que même les oulémistes sincères ne manqueraient pas de stigmatiser par devoir de vérité. Rappelons aussi qu’un certain nombre d’entre eux étaient désignés comme cibles notamment au cours des événements du Nord constantinois du 20 août 1955, et que certains dignitaires de la mouvance réformiste islamique n’ont dû leur salut qu’à la politique de rassemblement menée par Abane pour retirer tous ses alibis à l’autorité coloniale. C’est en effet Abane qui les envoya dans les capitales de pays musulmans. “Ils seront plus utiles comme représentants de la Révolution que comme cadavres en Algérie”, disait alors Abane.
Ce qui a d’ailleurs été fait aussi pour les centralistes dans le même esprit. C’est à la Soummam que dans une vision unitaire, furent intégrés les oulémistes dans les organes de direction. La mouvance islamiste actuelle s’acharne encore à décrier le Congrès de la Soummam qui leur a donné l’honorabilité révolutionnaire, en l’accusant, de déviation de la Révolution (inhiraf attawra). Comprenne qui pourra ! D’un autre côté, dire que les oulémas, une fois intégrés au FLN en 1956, n’ont pas été utiles à la Révolution participe aussi de la falsification. Comme toutes les tendances et tous les partis ralliés au FLN, ils ont servi avec cœur et conscience aux places qui leur ont été assignées.
Certains revisitent l’histoire du mouvement national et de la guerre de Libération nationale, pour mettre en avant le rôle des oulémas. Qu’en était-il réellement, d’après vous ?
Survaloriser le rôle des oulémas est dans l’air du temps pour certaines mouvances. Cela dit, le discours religieux oulémiste a incontestablement participé à l’éveil national. Il ne faut pas oublier que l’islam durant 130 ans a été l’unique sentinelle de la nuit coloniale selon l’expression de Jacques Berque. Et qu’il fut le substitut à la nationalité impossible des musulmans, ni Algériens ni Français dans leur propre pays.
Le triptyque de Ben Badis, islam/langue arabe/Algérie, a été le credo d’une grande partie de la jeunesse algérienne même celle qui fut la base militante du PPA qui lui accolera le mot indépendance pour réaliser la quintessence du programme PPA. Cela il faut le reconnaître. Mais attribuer aux oulémas des vertus révolutionnaires et indépendantistes qu’ils n’avaient pas, participe de la pratique révisionniste qui ne résiste à aucune étude sérieuse.
Vous suivez d’assez près la situation de notre pays avec toujours le regard d’un intellectuel libre. Auriez-vous été contacté pour faire partie des instances de dialogue afin de trouver une issue à la crise ?
Très peu d’Algériens détournent le regard de ce qui se passe actuellement dans notre pays. Donc, bien sûr, j’ai suivi de très près ce qui se passe et je suis même souvent intervenu dans le débat. Je parle au passé car depuis quelques jours l’évolution de la situation me désespère. Les antagonismes s’exacerbent.
On arrête des jeunes Algériens pour avoir porté un emblème qui n’est ni étranger ni ennemi, l’emblème de notre identité commune qui n’est aucunement opposé à l’emblème de sang, national. Dans cette logique des milliers d’Algériens auraient pu être arrêtés après la victoire en Coupe d’Afrique des nations. On arrête et on maintient en prison un valeureux combattant de l’ALN, le commandant Bouregâa pour des propos malheureux, en tout cas, tel était le motif officiellement invoqué.
Les antagonismes font perdre de vue l’intérêt vital du pays. Il n’y a plus de débat politique sérieux et constructif. Il n’y a que de la passion intolérante, de l’invective, des hostilités et je sens même parfois de la haine, une haine qui ne présage rien de bon. C’est dans cet état d’esprit que j’ai été contacté par les promoteurs du dialogue.
Karim Younès et Ammar Belhimeur m’ont fait la proposition d’intégrer le comité des sages qui va jouer le rôle d’interface de dialogue avec le hirak. J’ai évoqué l’avenir des prisonniers d’opinion, et demandé si le but de la démarche était l’élection présidentielle. J’ai réservé poliment ma réponse en attendant de préparer une déclaration pour décliner cette proposition. Car je ne crois pas à ce qui est en train de se faire. C’est une manœuvre dilatoire qui va occasionner du retard à la solution de fond dont a besoin le pays.