Le tome II des « Chroniques des années Bouteflika » d’Hocine Malti, un des meilleurs spécialistes de l’histoire algérienne, qui couvre la période 2011 à 2019 est enfin sorti. Le livre qu’on attendait pour mieux comprendre la course de l’Algérie vers un vide politique total.
On a dit souvent que le rève d’un Bouteflika au pouvoir avait été de quitter le siège de la Présidence que pour le cimetière. Son rêve le plus cher était en effet de demeurer président à vie. Le lecteur de ce lvre indispensable sur « les années Bouteflika » découvrira, au fil des lignes, comment l’ex chef de l’État a trituré la constitution pour faire sauter le verrou qui limitait à deux le nombre de mandats présidentiels. Pour asseoir son pouvoir, le même a entrepris des manœuvres et engagé des bras de fer avec les généraux putschistes afin de se débarrasser du patron tout puissant de l’ex DRS (services algériens), le général-major Mohamed Tewfik Mediène.
Notre entretien avec Hocine Malti
Hocine Malti. La brouille entre Tewfik et Bouteflika a démarré quand ce dernier a voulu modifier la constitution pour s’assurer la présidence à vie. Ce n’est pas Tewfik qui est allé chercher Boutef en 1999, mais plutôt Larbi Belkheir. Il n’en reste pas moins qu’il était d’accord avec les généraux putschistes sur ce choix. Bouteflika avait réussi déjà avant 2009 de mettre tous ces généraux dans sa poche en leur ouvrant largement la porte de la “caverne d’Ali Baba”, à savoir la rente pétrolière, dans laquelle ils n’ont pas cessé de piocher au travers de commissions et rétro-commissions. Tous étaient tombé à tour de rôle dans le panneau, à l’exception de Tewfik. Boutef pouvait faire cela, car son ami d’enfance Chakib Khelil était le patron du secteur. Tewfik avait compris le stratagème de Bouteflika qui consistait donc à corrompre les généraux qui l’avaient fait roi. Il avait compris qu’une fois assuré de la présidence à vie, Boutef devenait indélogeable et n’hésiterait pas à aller jusqu’à menacer les putschistes de traduction devant le Tribunal pénal international, s’ils devaient chercher à le dégommer. Connaissant l’individu et son appétit dévorant pour le pouvoir, je pense personnellement qu’il l’aurait fait s’il avait senti un danger quelconque pour lui et pour son entourage.
C’est pourquoi Tewfik a mené en 2010 cette “enquête” dans le secteur pétrolier qui avait débouché sur la mise sous les verrous de tout le staff de Sonatrach et des membres de leurs familles, pour se terminer par le limogeage de Khelil et des ministres les plus proches de Boutef. Tewfik lui avait ainsi ôté le contrôle de la rente pétrolière. C’était demi mal car Boutef était resté président – grâce aux autres, notamment Nezzar et Mohamed Lamari, chef d’état-major à l’époque – mais ne tenait plus les cordons de la bourse.
Mondafrique. Peut-on revenir sur les grandes étapes de la guerre que se livrent les clans au pouvoir pour le contrôle de la puissante Sonatrach? Quel rôle jouent les Américains? Les Français ont ils leur mot à dire?
Hocine Malti. La Sonatrach a été sous le contrôle direct de Houari Boumediene avant de passer à celui des généraux putschistes avec Larbi Belkheir à leur tête à partir de l’arrivée de Chadli au pouvoir. C’est Belkheir qui a ramené Tewfik de Libye pour le mettre au bout de trois étapes à la tête du DRS et prendre ainsi le contrôle de Sonatrach. Ceci a duré jusqu’en 2001 quand « Boutef » avait réussi à dégommer Abdelhak Bouhafs PDG de Sonatrach et homme de Tewfik. Il avait alors pris le contrôle total du secteur pétrolier grâce au soutien des Américains qui l’ont aidé après le deal qu’il avait passé avec George W Bush au lendemain des attentats du 11 septembre. Le président algérien avait cédé le contrôle du pétrole algérien aux Américains en contrepartie du soutien de Bush dans sa lutte avec les putschistes.
Le président algérien nommait son ami d’enfance et ministre de l’énergie Chakib Khelil nouveau PDG de Sonatrach. Tewfik a donc repris Sonatrach en mains en 2010. Les choses sont restées en l’état jusqu’à Tiguentourine quand les Américains ont décidé le grand dégommage de tous les grands patrons du DRS à l’exception de Tewfik dans une première étape puis son limogeage avec “l’aide” de Gaid Salah en 2015. Sonatrach est retombée dans l’escarcelle de Boutef et de son frère jusqu’au départ définitif de 2019.
Les Français ont été quasiment absents du secteur pétrolier durant les 20 années de Boutef en dehors de quelques “miettes” pour Total qui détenait une concession de taille très moyenne dans le sud est du Sahara.
Mondafrique. Comment le clan Bouteflika, aidé par celui qui était alors le chef d’état major, Gaïd Salah, a-t-il grignoté les prérogatives de l’ex DRS? Le fait que la DCSA, le service du renseignement de l’armée algérienne, a été renforcé, a-t-il été décisif dans ce démantèlement du DRS? Pourquoi à l’époque le général Toufik ne réagit pas?
Hocine Malti. L’attaque de Tiguentourine a été fatale pour Tewfik en ce sens que c’était la première attaque terroriste sur un champ pétrolier après plus de vingt ans de terrorisme en Algérie. Le DRS a de tout temps dit aux Américains qu’ils contrôlaient tous les émirs d’Al Qaida à travers le Sahel qui étaient effectivement leurs hommes. Vicky J. Huddleston ex-ambassadrice des États-Unis au Mali avait dit – parce que convaincue par le DRS – que Mokhtar Belmokhtar, patron du commando qui avait attaqué Tiguentourine n’était “qu’un petit voyou qui ne représentait pas une menace pour les États-Unis, pour les Français ou le gouvernement malien”.
Or voici qu’un émir à la solde du DRS a touché à un secteur vital pour les Américains en faisant ce qu’il a fait à Tiguentourine. Pour les US cela était impardonnable. Ils ont dit aux Algériens : “Ça suffit avec vos histoires de contrôle à la noix des émirs d’Al Qaida”. Ils ont donc exigé que dans une première étape soient limogés un premier wagon de grands chefs du DRS en 2013 avant que n’arrive le tour de Tewfik en 2015, après qu’il soit découvert dans les poches de l’un des membres d’un commando d’Al Qaida qui avait attaqué une unité de l’armée tunisienne, le numéro de portable de Tewfik. Celui-ci avait du admettre que le gars en question était aussi un de ses hommes. Qu’il s’attaque à l’armée tunisienne était également impardonnable aux yeux des Américains qui ont alors imposé le limogeage de Tewfik. C’était évidemment tout bonheur pour Gaid Salah qui considérait que Tewfik était l’empêcheur de danser en rond, qu’il fallait enlever de son chemin vers l’accession à la présidence de l’État au départ de Boutef, ce qui interviendra bien un jour ou l’autre.
Tiguentourine a donc été, comme je l’ai dit, fatal pour Tewfik en ce sens qu’il a été le début de la fin pour lui. Si l’on rajoute à cela le fait que tous les chefs de régions militaires et tous les cadres supérieurs au sein de la hiérarchie militaire étaient remontés à bloc contre Tewfik et ses hommes, notamment Tartag qui a été celui qui dirigé l’opération contre le commando de Mokhtar Benmokhtar, on comprend qu’un boulevard s’était ouvert devant Gaid Salah qui avait commencé à grignoter le pouvoir de Tewfik qui n’était pas “mort” encore à l’époque, mais qui n’était plus en mesure de s’opposer à ce grignotage.
« Les Français ne pouvaient pas faire quoi que ce soit dans la région sans “l’autorisation” du DRS ». Hocine Malti
Mondafrique. Quelle a été l’attitude d’Alger lors de l’intervention française au Sahel en 2013?
Hocine Malti. Le DRS contrôlait effectivement tous les émirs d’Al Qaida au Sahel. Le Sahel était leur chasse gardée. Les Français ne pouvaient pas faire quoi que ce soit dans la région sans “l’autorisation” du DRS; celui-ci donnait son feu vert ou pas à toute opération française. Hollande en avait marre d’avoir à subir une telle tutelle. Il a demandé au président malien de l’époque Amadou Toumani Touré (ATT) de solliciter officiellement une intervention militaire française pour “lutter contre les terroristes” dans la zone de Kidal au nord Mali. Ce que fit ATT. Hollande déclenchait alors l’opération Serval, sans avoir à solliciter “l’autorisation” des Algériens. Il savait bien entendu que Tewfik était en voie de liquidation et qu’il fallait donc profiter de cette fenêtre pour mettre fin au diktat des Algériens dans tout ce qui concernait le Sahel.
Côté algérien le nouvel homme fort au sein de l’armée Gaid Salah, n’avait pas compris ce jeu; il se réjouissait de la perte de pouvoir de Tewfik, point barre. Il ne se rendait pas compte que dans cette opération les Algériens avaient perdu l’influence qu’ils avaient dans tout le Sahel. Il n’a donc rien fait pour empêcher l’incursion française.
Mondafrique. Qui avait le pouvoir à Alger après l’accident de santé de Bouteflika? Said Bouteflika, le frère du Président, les oligarques, le chef d’état major Gaïd Salah? Pourquoi la succession n’est à aucun moment envisagée et préparée?
Hocine Malti On nous a toujours dit que Bouteflika était en mesure de gouverner même après son AVC. Il avait effectivement des moments de lucidité qui lui permettait de dire de temps en temps à son frère ce qu’il y avait lieu de faire dans telle ou telle situation ou affaire. Sinon, c’est effectivement l’entourage, les oligarques, certains chefs militaires, quelques patrons du FLN et du RND qui gouvernaient, le tout sous la direction de Said.
Il était trop tard pour envisager de trouver un successeur car parmi les membres de cette nomenklatura se trouvait cet ogre, Gaid Salah, qui s’opposerait à cette nomination éventuelle. Il ne fallait pas non plus lui faciliter la tâche en annonçant ainsi officiellement que l’on était à la recherche du remplaçant. Dans le clan présidentiel les 2 candidats possibles étaient Chakib Khelil ou Said Bouteflika. Mais il aurait fallu préparer le terrain bien en amont. On s’est alors résolu à adopter la seule solution possible : bis repetita pour Abdelaziz.
Mondafrique. Pourquoi assiste-t-on à la fin du rêgne de Bouteflika, à cet incroyable retournement d’alliances où on voit Said chercher un accord avec Toufik? Pourquoi cela a t il échoué? L’ex DRS participe t il aux débuts du Hirak? L’a t il initié, comme cela a pu être dit?
Hocine Malti. Le retournement d’alliances est intervenu à un moment où le Hirak était déjà bien puissant et que Gaid Salah avait déjà commencé à s’en rapprocher. Souvenons-nous qu’il faisait des interventions au moins une fois par semaine dans laquelle il caressait le peuple dans le sens du poil en ne disant que du bien de cette rébellion du peuple algérien. Il préparait évidemment le terrain pour sa prise de pouvoir.
Said Bouteflika avait compris la manoeuvre et voyait en lui un danger pour lui personnellement et pour l’entourage tant familial que politique d’Abdelaziz. Il décida donc de procéder au limogeage de Gaid Salah en faisant signer par son frère une décision qui mettait fin à son poste de vice ministre et de chef d’état-major. Il savait qu’en tant que patron de l’armée, l’homme avait le pouvoir de s’opposer par les armes si nécessaire à la mise en application de la mesure.
Qui pouvait alors l’assister dans cette manoeuvre et s’opposer à Gaid Salah? Un autre grand chef militaire. Seuls deux hauts responsables étaient en mesure d’affronter Gaid Salah : Tewfik qui contrôlait toujours tout l’appareil et le million – voire plus – d’agents dormants ou en poste au sein du DRS. Le second personnage qui avait l’envergure voulue était Liamine Zeroual ex-président qui jouissait du soutien d’une bonne partie du peuple. C’est pourquoi il se retourna d’abord vers ce dernier pour le consulter et lui proposer donc cette possibilité de se retrouver à trois et prendre les mesures nécessaires pour empêcher une prise de pouvoir de Gaid Salah. Sauf que ce dernier qui savait ce qui se tramait en coulisses le concernant a pris de vitesse Said et surfant sur la vague du Hirak a obligé Abdelaziz Bouteflika à démissionner le menaçant, mais menaçant surtout Said qu’il envoyait un commando qui encerclerait la résidence présidentielle au Club des Pins; il obligerait donc Abdelaziz de s’exécuter sous la menace des armes. Deux heures après cet ultimatum Abdelaziz annonçait qu’il renonçait à exercer la fonction de président.
Le Hirak a certes été initié par le DRS. Le contrôle de ces masses de plusieurs millions de personnes lui a cependant rapidement échappé.
Mondafrique. Quel est le poids des islamistes dans les mobilisations populaires qui renversent Bouteflika?
Hocine Malti. Le Hirak est un mix de plusieurs forces politiques parmi lesquelles les islamistes. Le départ de Bouteflika a été imposé comme dit plus haut par Gaid Salah grâce à la force du Hirak. Quel est le poids exact des islamistes au sein du mouvement. Je ne sais pas si on peut le jauger, mais il est certainement important. Dominant ? Je ne crois pas.
Mondafrique. Est-ce qu’Emmanuel Macron a t il eu une politique algérienne? Ou a-t-il mis ses sabots dans les pas de ses prédécesseurs?
Hocine Malti. Emmanuel Macron est né 15 ans après l’indépendance de l’Algérie. Il est le premier président français à n’avoir pas vécu la guerre de libération algérienne; il est donc plutôt libre de toute attache avec “l’Algérie française” et par conséquent en mesure de prendre des initiatives qui sortent un peu de l’ordinaire auquel nous ont habitué tous ses prédécesseurs. C’est pourquoi on l’a vu reconnaitre certaines vérités : “la colonisation est un crime contre l’humanité, c’est une véritable barbarie …” On l’a senti aussi libre d’asséner quelques vérités au pouvoir algérien, telle que la rente mémorielle qui serait le socle de ce pouvoir. Il n’est cependant pas totalement libre de ses mouvements. La guerre de libération qui a duré plus de sept ans a laissé des traces indélébiles dans les sociétés algériennes et françaises et font que toute déclaration ou action d’un haut responsable, qu’il soit algérien ou français, crée des remous très importants chez lui ou de l’autre côté de la Méditerranée. Il est donc certaines lignes rouges que Macron ne peut pas franchir, même s’il est convaincu de l’exactitude de son point de vue.
Sa politique algérienne connait des sauts imprévus. Elle connait un calme plat durant un certain temps, puis une déflagration qui soulève des tempêtes ici ou là.
L’ambassadeur Xavier Driencourt: « le Hirak algérien, c’est fini ».