On assiste à une guerre des mots et des mémoires qui divise artificiellement la Nation algérienne. Une chronique de Djaffar Amokrane
« La parole humaine a tué plus que les canons »
Quel est l’intérêt de propager dans les réseaux sociaux le vocable de « Zouaves » accolé aux Kabyles pour stigmatiser une région indissociable du territoire national? Ces propagandistes cherchent à désigner un coupable idéal pour justifier un système à bout de souffle. Du coup, un danger réel plane sur l’avenir du pays et sur la cohésion de la société algérienne. Les commanditaires de ces campagnes de dénigrement ont-ils pris la mesure de ce risque vital?
La perversion des mots
Le virus de la division est sciemment instillé dans le corps de la jeune nation. L’objectif est sans doute de refaire l’unité de l »Algérie contre une région, la Kabylie.
D’un coté, un mouvement populaire pacifique, le Hirak, est décidé à mettre à bas le système qui se perpétue depuis l’indépendance. De l’autre coté, un pouvoir militaire cherche à reformater à son profit une nation algérienne ressoudée comme jamais. Tous les moyens sont bons, même la perversion des mots et de la mémoire.
Derrière le nom d’un gourou aujourd’hui décédé, Mohamed El Ouali, alias Maréchal El Gat, se cache une noria de journalistes et de pseudos intellectuels. Cette signature collective est devenue une force de frappe dans une guerre idéologique que le système veut contrôler.
Des hommes politiques ainsi que des hommes d’affaires (Sellal, Ouyahia, Haddad, Tahkout) incarneraient le malheur de ce pays, parce que Kabyles. Les susnommés, il est vrai, se sont servis sans jamais servir le pays. Mais par raccourci, le Kabyle devient un abcès pour faire oublier l’échec d’un nationalisme de rente.
A la recherche d’un bouc émissaire
Ce sont des commandos cybernétiques de mercenaires qui portent la mauvaise parole. Propagateurs de concepts fumeux, ils ont pour unique but de perpétuer le système en marginalisant une région et une fraction de la population Le reste est une affaire de prophétie auto-réalisatrice.
En face, des berbéristes extrémistes s’acharnent à dénoncer « l’hégémonisme arabo-islamique » et à stigmatiser « l’incurie » d’un monde arabe auquel on ne voudrait en aucune façon ressembler. La guerre des mots redouble alors de férocité.
Les laudateurs du vocable Zouave renforcent les partisans du séparatisme du MAK en leur offrant des arguments exploitables contre ceux qui, en Kabylie, n’aspirent que vivre leur citoyenneté pleine et complète dans le pays de leur ancêtres, au même titre que leurs compatriotes arabes, chaouis, Terguis, mozabites, Chenouis, et autres. On remarque en filigrane que les deux protagonistes se mutualisent pour le bonheur d’un système manipulateur.
Devant la violence des mots, certaines voix appellent au calme et à la sagesse en souhaitant que soit instaurée une frontière morale à la manipulation de l’histoire et à l’excitation de la mémoire à des fins politiques. Elles ne seront pas entendues.
A la veille de l’élection présidentielle du 12 décembre 2019, une liste dénommée Unité populaire appelle à l’unité de la nation. La démarche est en soi méritoire. Le souci est que dans sa composition, on retrouve ceux qui ont fait la promotion du terme Zouaves pour divise les Algériens.
Le pompier pyromane
Ces officines créent la division pour ensuite appeler à l’union. Les services de sécurité ferment les yeux, eux si prompts à débusquer le moindre emblème amazigh et à réagir à la moindre entorse au discours convenu. Ces apprentis soriciers laissent-ils faire à dessein ces atteintes à l’unité du pays et à la cohésion de la nation. Espèrent-ils qu’elles apportent de l’eau au moulin à un système en mal de légitimité ? Certaines voix n’hésitent pas à dénoncer « les manipulations d’un système aux abois » et redoutent qu’elles ne laissent dans le corps social ses germes pernicieux.
Les atteintes à la mémoire sont en effet autant de braises qui attendent le vent pour déclencher les feux de la fitna. La jeune nation algérienne qui porte sa fragilité comme son marqueur d’origine se doit de se protéger de tout ce qui met en péril son unité. A commencer par les manipulations de l’histoire, de la mémoire et de l’identité qui doivent être proscrites dans les compétitions politiques.
Pour rappel, en 1992, après l’arrêt du processus démocratique, le système de pouvoir algérien mit au point le concept nébuleux clivant de « famille révolutionnaire ». Les décideurs de l’époque étaient pourtant pour la plupart issus des rangs des DAF, les déserteurs de l’armée française qui avaient rejoint à la fin de la guerre d’indépendance et dans des conditions ecore mal éclaircies, les rangs de l’Armée des frontières en cours de constitution. Peu d’entre eux pouvaient alors se prévaloir de la vertu révolutionnaire qui avait fait les heures glorieuses des maquis de l’intérieur.
El Pueblo unido jamas sera vincido
Pour contrer le mouvement populaire qui se réclame des valeurs de la Soummam, notamment un « Etat civil » et la primauté du politique, l’histoire de la Révolution algérienne est révisée. Un courant idéologique soutenu au plus haut niveau de l’Etat se réclame désormais de la « Novembria-Badissia », un néologisme qui privilégie la création du FLN en novembre 1954 et les écrits du grand philosophe spécialiste de l’Islam, Abdelhamid Ben Badis. L’association de ces deux vocables est un subterfuge destiné à occulter le rôle majeur des soummamiens. Entre le pouvoir et le Hirak, on se dispute les valeurs de la guerre d’indépendance et de l’Islam.
Autant de manœuvres destinées à casser le mouvement populaire qui revendique la fin du système militaire. Rappelons qu’associer Novembre 1954 à la doctrine des Oulémas du temps de Ben Badis est totalement antinomique. Le discours badissien est en effet éloigné à la fois de l’esprit de libération qui anima novembre 1954 et du projet révolutionnaire configuré à la Soumma.
Le Hirak bouleverse la donne. Il s’impose dans l’équation politique comme mouvement populaire horizontal qui a désorganisé les rapports de forces au sein du système en déstabilisant sa matrice idéologique. Son éclectisme est sa marque de fabrique. Il scande chaque vendredi les noms des grandes figures de la Révolution, une manière de se réapproprier la mémoire et l’histoire dont il se considère dépossédé depuis l’indépendance. Il revendique la démocratie, la citoyenneté, le passage à un Etat civil…toutes ces valeurs de modernité politique sorties de la doctrine soummamienne qui vont à l’encontre d’un système bâti sur l’hégémonisme militaire et la négation de la citoyenneté. La stigmatisation des « soummamistes » présentés comme des laïques pro-occidentaux, est dans la logique d’un système qui entend se régénérer et se perpétuer.
L’esprit du Hirak
Ainsi, la confrontation par vocables interposés cache bien une lutte latente pour la maitrise de la mémoire comme instrument de contrôle et de possession du pouvoir. Les raccourcis déployés ainsi que l’usage décontextualisés de ces vocables traduisent une volonté de recomposition d’un système sans vision lointaine, en quête de survie.
Le mouvement populaire, notamment au sein de la jeunesse, a su déjouer les tentatives manipulations. A ce titre il n’est pas exagéré d’affirmer que l’esprit du Hirak a joué le rôle de véritable ciment de l’unité nationale algérienne.