La Cour des comptes du Sénégal dresse, dans un rapport publié récemment, un état des lieux catastrophique des finances publiques entre 2019 et 2024. Elle révèle de « graves écarts et manquements » dans la gestion des deniers publics sous le régime de l’ex-président Macky Sall. Le ministre de la Justice Ousmane Diagne a affirmé que ces actes ne resteraient pas impunis. Parallèlement, le Gouvernement a engagé une série de réformes « pour que désormais que chaque franc dépensé soit justifié ».
Par Ibrahima Dieng à Dakar
Jamais un rapport de la Cour des Comptes n’aura été tant scruté et commenté. Ce vif intérêt s’explique sans doute par l’ampleur des dégâts et écarts mis en exergue par la plus haute juridiction financière du pays. Dans le détail, ce rapport sur les finances publiques entre 2019 et 2024, indique que l’encours de la dette est supérieur à celui affiché dans les documents de reddition des comptes hérités de l’ère Macky Sall.
La dette a atteint 99,67% du P
L’encours de la dette s’élève, en réalité, à 18 558,91 milliards de FCFA, au 31 décembre 2023, soit 99, 67% du PIB, selon la Cour. Ainsi, cet endettement est passé de 7100 milliards FCFA en 2019 à 11 800 milliards FCFA en 2023. La dette intérieure, y compris la dette bancaire, est passée de 1893 milliards FCFA en 2019 à 8000 milliards FCFA.
L’autre manquement souligné par la Cour des Comptes, c’ est la mobilisation de près de 2500 milliards Fcfa auprès des banques sans pour autant que ces montants ne soient trouvables ou traçables dans les comptes publics. La haute juridiction mentionne également un gap de 114 milliards sur un versement de 247 milliards dans le cadre du Sukuk réalisé en 2022. Le jour même de la publication du rapport, le président de la République Bassirou Diomaye Faye a commenté le document en Conseil des ministres.
Tout d’abord, a-t-il constaté, des rattachements irréguliers de recettes ont été identifiés. Certaines recettes, a expliqué le Chef de l’État ont été comptabilisées sur des exercices antérieurs, ce qui a faussé la réalité du déficit budgétaire pour certaines années. Cette situation a contribué d’après lui, à sous-estimer les déficits budgétaires, créant ainsi un déséquilibre dans la présentation des comptes publics. Le déficit budgétaire, selon Bassirou Diomaye Faye déjà préoccupant, a atteint des niveaux critiques au cours des dernières années.
Il est passé de 9,85% en 2019 à 9,17% en 2020, 11,47% en 2021, 12,65% en 2022, et 12,30% en 2023. Cette progression rapide du déficit, dit-il, met en évidence la nécessité de réformes structurelles urgentes pour contenir et réduire ce déséquilibre financier historique. Pour lui, des dépenses importantes, notamment celles financées sur ressources extérieures, n’ont pas été correctement retracées dans les documents comptables et budgétaires. « Ce manque de traçabilité crée des écarts importants dans le suivi budgétaire et nuit à la transparence des opérations financières de l’État », a regretté Bassirou Diomaye.
Changement de paradigme dans les finances publiques
Au lendemain de la publication du rapport de la Cour des comptes, le gouvernement a organisé une conférence de presse animée par cinq ministres dont celui en charge des Finances et du Budget, Cheikh Diba. À l’en croire, il urge de faire corriger avec rigueur et détermination tous les manquements afin de bâtir un nouveau modèle de gestion publique. Ce qui, d’après lui, passe par des reformes ambitieuses afin d’asseoir la soutenabilité budgétaire.
Dans ce cadre, il est prévu l’amélioration de la qualité comptable et de l’information financière à travers la mise en place d’un système d’information intégré de gestion des finances publiques garantissant un meilleur contrôle des dépenses et des financements. Cette modernisation permettra d’améliorer la qualité et la fiabilité des données financières, de faciliter leur accessibilité et d’assurer la sincérité des comptes publics.
Un contrôle plus strict des projets financés sur ressources extérieures sera également fait avec la désignation d’un agent comptable chargé du suivi comptable des projets financés à cet effet et cette mesure vise à assurer un contrôle rigoureux et une meilleure gestion des engagements financiers du pays. Deuxièmement, le Gouvernement va miser sur la modernisation et la digitalisation de la gestion des finances publiques. Et troisièmement, les réformes structurelles vont viser une réorganisation des services impliqués dans la gestion de la dette.
Ces réformes structurelles seront mises en œuvre de manière séquencée. L’autre mesure importante prise par le Gouvernement est la gestion de la dette par une centralisation des fonctions de négociation, d’utilisation et de gestion de la dette publique. Cette centralisation, selon Cheikh Diba, permettra de surmonter les difficultés liées à la dispersion des compétences en administration de la dette publique. Elle se fera en réunissant les fonctions de négociation, de mobilisation des financements et de gestion de la dette et cette réforme devra garantir une meilleure coordination de l’information financière et une gestion plus efficiente des ressources publiques. À côté de ses reformes, l’expert en politiques publiques, Abdou Karim Sock pense qu’il est nécessaire de mettre en place une haute autorité chargée de la régulation des finances publiques.
L’opposition y voit du saupoudrage
Une heure après la Conférence de presse du Gouvernement, l’ancien parti au pouvoir, l’Alliance pour la République (APR) s’adressait aux médias nationaux et étrangers. C’était également l’occasion de commenter le rapport de la Cour des Comptes. Pour l’ancien ministre de la Jeunesse, Pape Malick Ndour, l’analyse de la dette extérieure contenue dans le rapport n’apporte pas d’éléments nouveaux, d’autant plus que le dernier rapport sur la dette réalisée par la Cour des comptes avait déjà mentionné des écarts.
« Ces écarts avaient, affirme l’ancien ministre, été attribués par la Cour à des dysfonctionnements dans les comptabilités de la Direction de la dette publique, de la Direction de l’ordonnancement des dépenses publiques (Dodp) et du Trésorier général ». Toujours d’après lui, le rapport elaboré et adopté par la Chambre des affaires budgétaires et financières de la Cour des comptes n’a émis aucune réserve majeure concernant les recettes et les dépenses du Budget général, qui, ajoute M. Ndour, sont identiques à celles figurant dans les différentes lois de finances et, donc, dans le rapport du gouvernement. Il en va de même, selon lui, pour les comptes spéciaux du Trésor.
Pour sa camarade de parti, l’ancien ministre de la Justice et des Affaires étrangères, Aïssata Tall Sall, l’opposition ne reconnaît pas ce rapport puisqu’il n’a pas été signé. « Nous ne savons pas qui a rédigé ce rapport, ni qui revendique sa paternité juridique car il n’a pas été signé. Nous rejetons ce rapport tant sur la forme que sur le fond et la finalité », a déclaré Aïssata Tall Sall.
Des poursuites judiciaires annoncées
Quoi qu’il en soit, la publication de ce rapport intervient alors que la traque des biens mal acquis bat son plein. L’agent du Trésor public, Tabaski Ngom a été arrêtée pour un détournement d’un montant de 700 millions Fcfa. Bien avant elle, l’ancien ministre et par ailleurs ex-directeur général de la Loterie nationale sénégalaise (Lonase), Lat Diop, a été incarcéré pour une affaire de 5 milliards Fcfa. Lors de son dernier bilan, le pool judiciaire et financier, installé en septembre 2024, avait dit avoir traité 87 dossiers, fait arrêter 162 personnes et recouvré 2,5 milliards de Fcfa. Actuellement, l’ancien compagnon politique et membre du premier cercle de l’ex-président Macky Sall, le député Farba Ngom est sous la pression de la Justice. Il a été entendu une première fois le mercredi 12 février 2025.
Il sera auditionné par la justice à nouveau le 27 février 2025. Outre Farba Ngom, actuellement une longue liste de personnes à poursuivre devrait être établie. Car le ministre de la Justice, Ousmane Diagne a annoncé la possible traduction devant les juridictions de plusieurs personnes, notamment d’anciens ministres, des directeurs généraux, des comptables, des gestionnaires et d’autres particuliers.
« L’exploitation de ce document a permis de relever qu’en dehors des taux anormalement élevés de la dette, des manquements graves qui pourraient revêtir diverses qualifications pénales ont été constatés. Du faux en écriture, faux en in-formatique, détournement de deniers publics, escroquerie portant sur des deniers publics, blanchiment d’argent et enrichissement illicite, complicité et recel de ces chefs », a détaillé M. Diagne.
Pour lui, une enquête approfondie sera menée pour retracer les finances illicites, identifier et entendre tous les auteurs, co-auteurs et complices présumés afin d’engager des poursuites. Avec la publication de ce rapport de la Cour des comptes, un défilé des pontes du régime de Macky Sall devant des juridictions dédiées se profile à l’horizon.